bitter { judith }

Ce soir-là, un client avait relevé le défi du bar ; celui capable de battre au bras de fer le patron recevra sa meilleure bouteille, celui qui perd paiera sa tournée. C'était ainsi depuis qu'ils avaient ouvert, et ça le resterait. Au début, tout le monde avait essayé, car ils se pensaient tous très forts et faisaient les fiers. Et puis, puisque personne n'avait jamais remporté la bouteille, les esprits s'étaient émoussés et avaient cessés de s'ébattre. De temps en temps, l'un ou l'autre client qui avait déjà l'intention de payer sa tournée, relevait le défi juste pour la forme.

Ils avaient installé la table de bois et les deux sièges, ils s'y étaient attroupés et en cinq secondes le défi avait été terminé. Cinq secondes passées et tous les clients de la salle avaient une chope de plus que ce qu'ils avaient prévu. Et comme d'habitude, Darragh s'était contenté de serrer la main au perdant et de servir la tournée ensuite. Il en était à la quinzième chope lorsque celle-ci atterrit entre les mains associées à un minois qu'il reconnaissait bien.

Darragh avait l'habitude de se faire chambrer pour tout un tas de choses sans importances contre lesquelles il répliquait avec humour et parfois ironie. Mais quand il s'agissait de Judith, il avait le rire jaune et l'humour noir, quand il s'agissait de Judith, il était amer plutôt que drôle. Parce que Judith avait toujours trouvé les mots qui faisaient plus ou moins mal.

« — Judith. »

Il ne s'était pas voulu aussi froid, et lui laissa la chope entre les mains, continuant de servir les dernières de la tournée. Sans doute ne s'attendait-il pas à la voir ici, pas après qu'il ait essuyé un échec aussi amer que celui auquel elle lui avait fait goûter.

« — Si je m'attendais à te voir. »

Enfin, tant qu'elle consommait, ça n'était pas un problème. Il se mit à rire.

« — Je te manquais tellement ? Ne t'en fais pas ma douce je te pardonne tout. Ne me dis pas que tu es venue accompagnée ça me briserait le cœur. »

Il avait oublié comme Judith était amère, quand elle le voulait. Et il se plaisait à avoir l'air outré – blessé ; la vérité, c'est qu'il aimait ce jeu dans lequel ils s'étaient engagés. Elle pouvait bien parler de luxe, elle n'était toujours pas capable de s'offrir une bière toute seule. Tout le contraire du genre de filles pour lesquelles il avait du respect ; celles qui avaient besoin d'un mec pour se sentir exister.

« — Je me demande bien ce qui a pu l'attirer chez toi si c'est le luxe qui l'attire. »

Lorsqu'elle parle de ses serveuses, il se raidit. Les filles qui donnaient leur corps étaient peut-être effectivement en service dans son bar, mais il n'avait jamais considéré qu'elles étaient à lui. Il n'avait pas la prétention de pouvoir dompter ces fauves-là. Et il ne tirait de bénéfices que sur les locations ; pas sur le service.

« — Est-ce qu'on appelle pas ça une prostituée, une fille qui offre son corps pour se sortir de la misère ? Ou alors tu vas me dire que ton mec t'aime pour autre chose que ton cul mais c'est décidément le seul truc luxueux que je te trouve. »

A la tacler ainsi, il se rendit compte qu'il ne savait pas du tout ce qu'elle était devenue, et qu'au final, il n'avait jamais vraiment su qui elle était. Mais au final, il n'était pas sûr d'avoir envie de savoir. Il n'avait jamais demandé le nom de la fille de la veille, pourquoi il s'intéresserait à la fille qui n'avait même pas accepté de passer l'escalier ?
Peut-être justement parce qu'elle n'était pas allée sous ses draps.

« — Matthew Harrington a vraiment des goûts bizarres. »

Étonnant qu'un pouilleux comme Darragh soit ami avec son mec aux goûts luxueux ? Elle se fourvoyait tellement quant à son statut qu'il aurait pu trouver ça risible.

Et faire du charme à Harrington pour profiter de son budget, c'était pas de la prostitution, peut-être ? Il avait pensé si fort qu'il crut l'avoir prononcé, mais ses idées restèrent au fond de son crâne pourri et il se contenta de lui adresser un sourire.

Judith semblait être le genre de filles à prétendre que l'argent faisait la valeur des gens ; que leur classe sociale était nécessairement hiérarchisée. Et sans doute s'était-elle sentie grimper dans une certaine forme de noblesse, mais elle n'en restait pas moins une pouilleuse. Et elle pouvait dire ce qu'elle voulait, elle resterait toujours une déchue.

Il haussa un sourcil en la voyant commander une autre bière, et il ne perdit pas son rictus. Son business était florissant, et il n'avait aucune honte à dire qu'il traînait dans les pauvres quartiers, puisque ça le rendait riche.

« — Elle sera sur le compte de qui, celle-ci ? Je peux la facturer directement sur le compte de ton petit-ami, si tu le souhaites. Ou sur le compte de la première tête assez stupide pour croire que tu acceptes de coucher pour une pauvre bière. »

Il avait bien essayé, lui aussi. Oh, il ne lui avait pas payé une bière ; il n'était pas assez présomptueux pour prétendre qu'il suffisait de cela. Mais il avait essayé, à sa manière, et elle l'avait rejeté, à sa manière – amère.
Et puisque Darragh n'avait pas souvent essuyé d'échec – en tous cas aussi humiliant que celui-ci – il avait toujours eu du mal à l'avaler. Judith avait raflé la place de troisième dans sa liste des personnes qu'il ne voulait pas voir dans son bar (après sa sœur qui occupait les deux premières places).

« — J'te jure, Judith, t'es bonne mais tu ferais mieux de fermer ta gueule, ça ferait des vacances. »

Darragh adressa un regard circulaire au monde qui les entourait, bruyant et animé, tentant de dénicher parmi la foule un gars assez imbécile, comme promis. Il connaissait le nom et le visage de tous ses clients, habitués ou non ; c'était son métier. Mais il n'avait aucune envie de faire payer, même au plus abruti des ivrognes, les consommations du démon qui se dressait devant lui.

Il haussa les épaules, dans un mouvement de flemme. Oui, il lui avait offert un – des – verres ; mais il le faisait souvent, et pas toujours à des femmes - lui qui ne se satisfaisait que de leur compagnie. Un rictus déforma ses lèvres et son regard ne daigna même plus lui accorder la moindre attention.

« — Redescends sur Terre, ma belle, t'es pas la seule putain à qui j'ai offert des verres. »

Il avait pas besoin d'offrir des frères pour s'offrir la compagnie de jolies dames. Il avait même pas besoin d'argent. Ces filles-là dansaient dans son bar, pas sous ses draps – à une exception près.

Puis son sourire se fit plus sincère lorsqu'elle en revint à parler de Matthew. Dans un coin de sa tête, Darragh se promit d'en toucher deux mots à son ami ; qu'il aurait pu lui dire, que c'était de cette Judith-là dont il parlait.

« — J'le connais depuis longtemps, figure-toi. J'étais loin de me douter que  sa Judy était la même que celle que je connaissais. »

Quoique connaître était un grand mot dans son cas. Il lui avait offert à boire, elle l'avait rejeté ; et ça s'était arrêté là. Au final, tout ce qu'il savait d'elle, c'est qu'il ne l'aimait pas. Il avait sa fierté, le dragon aux ailes déchirées.

« — Rassure-toi, je t'espionne pas. J'ai pas que ça à foutre. »

Il y avait des personnes bien moins insignifiantes sur lesquelles il aurait aimé s'informer. Judith, tout ce qu'il voulait d'elle, c'est qu'elle disparaisse du périmètre.