Dans quelques rares moments, Prudence se sentait honteuse d'être ; d'avoir été la meurtrière de pères, parfois de mères, rarement d'enfants. Elle se sentait honteuse d'avoir donné la mort à des gens, quels qu'ils soient, qu'importe leurs torts. Quand elle mettait à mort, que ce soit au nom de la Reine ou au nom de sa propre survie, elle fermait les yeux, se rassurait, se berçait d'illusions. Elle imaginait que ces gens étaient tous foncièrement mauvais et que les éradiquer ferait du bien à leur Terre. A quelques occasions, elle avait eu le malheur de les imaginer avec leur famille, leurs amis, leur femme, leurs enfants, les rires, le feu de bois et le sapin de Noël. A quelques occasions, Prudence se sentait profondément sale d'avoir été décorée pour la mort de million d'hommes, surtout lorsqu'elle se retrouvait face à la dépouille de rêves, aux sentiments amers d'un homme qui lui-même avait tout perdu. Sa femme et ses enfants, son avenir et son passé, massacrés par le temps, sauvegardés dans ses seuls souvenirs.
«
Je suis navrée.. »
Elle était certaine de n'avoir jamais mis fin aux jours d'une femme enceinte – et de n'avoir pratiquement pas tué de femmes tout court, d'ailleurs. Mais quelque part, elle se sentait effectivement coupable de ne rien pouvoir faire de plus pour l'aider. Elle baissa les yeux, un sourire amer au bord des lèvres, celui qu'elle exprimait quand elle ne savait plus quoi dire.
«
Ne vous en faites pas, vous n'arriverez pas à plomber mon humeur. »
Comme si c'était possible de la faire tomber plus bas encore qu'elle ne l'était déjà. Un rire parcourut ses lèvres entre-ouvertes. Elle avait relevé les yeux vers lui, le regard tout à coup brillant, peut-être ému. Et elle s'apprêtait à lui donner son nom quand une infirmière s'en chargea à sa place, à voix haute dans le couloir, indiquant qu'elle était attendue par son médecin.
«
Prudence O'Donnell? »
Elle avait fait un signe de main, demandant deux minutes de plus. Elle avait reporté son attention sur celui qui lui faisait face. Elle lui adressa un maigre sourire, peut-être empreint d'une certaine compassion, et après un dernier regard et quelques mots, se déchira de sa présence pour rejoindre l'infirmière de l'autre côté du couloir.
«
Prudence, donc. J'ai été ravie de faire votre connaissance, Raphaël. »
Elle le salua rapidement avant de disparaître dans l'encadrement de la porte.