••• stranger than paradise ; Lindasilme

Lindasilme marchait silencieusement entre les arbres. La noirceur de la nuit était presque complète, tandis qu’elle se glissait sous l’ombre projetée par les majestueuses ramures des arbres. Les créatures de la nuit chantaient, criaient, respiraient tout autour d’elle, comme une unique chanson, un orchestre singulier qui laissait la fillette écouter sa mélodie. Le tout donnait un ensemble feutré, discret, propre à la nuit. L’odeur riche et puissante de la terre humide remontait jusqu’à ses narines, tout comme la sensation de celle-ci sous ses pieds à chaque pas qu’elle répétait. Une brise soufflait doucement dans ses cheveux d’or, tandis qu’elle continuait de progresser tel un feu-follet dans la brume nocturne. Une soudaine envie, un besoin d’inspiration l’avait poussée à quitter la couverture protectrice de sa maison. Elle avait traversé les plaines sous la lumière bienveillante de la lune, puis s’était enfoncée dans la large forêt de l’île céleste, comme si le sang qui coulait dans ses veines l’y avait rappelée. L’aspect mystique de cette nuit était magnifique, et ses orbes changeantes étaient attentives à tout ce qui l’entourait, ses sens aux aguets. Elle sentait l’écorce rugueuse des arbres sur ses mains, la douceur des fougères contre ses doigts, et elle regardait. Elle sentait. Elle écoutait. Un sentiment grandissait en elle tandis qu’elle entrait en contact avec cette nature si spéciale, si mystérieuse et magique qu’elle désirait toujours plus explorer.

Mais sa communion fut soudainement interrompue lorsqu’elle sentit le maigre poids de son corps se reposer sur un bout de bois sec. Celui-ci se fendit sous son petit pied, et un craquement retentit, alertant les animaux alentours. La forêt se plongea momentanément dans le silence, et Lindasilme retint sa respiration lorsqu’en essayant de faire un second pas, une autre branche malheureuse se dressa entre le sol et elle, émettant un nouveau son indésirable. Elle entendit la voix de Tuima retentir dans sa tête, celui-ci grimpant bien plus haut dans les arbres, la prévenant que quelque chose n’était pas normal. Calme, bien qu’un léger sentiment de malaise au creux du ventre, elle s’immobilisa totalement,  écoutant attentivement. Son coeur battait fort dans ses oreilles, mais elle ne tremblait pas. Cependant, elle n’eut pas le temps de réagir lorsqu’elle vit et entendit quelque chose tomber de l’arbre au dessus d’elle, juste à ses côtés. Elle se tendit immédiatement, prête à bondir hors d’atteinte, prise par surprise. Ses yeux s’agrandirent lorsqu’elle s’aperçut que c’était un être humain, qui venait de chuter juste à côté d’elle. Au moment où elle le réalisa, elle s'était partiellement dissimulée derrière un arbre alentour. Elle se détendit partiellement. C’était un jeune homme, qui se redressa avant de la regarder dans les yeux. Sachant qu'il l'avait vue, elle sortit de sa cachette, restant pourtant à une distance raisonnable. Malgré l’obscurité ambiante, elle perçut une menace tangible dans ce regard.

« T'as jamais vu des garçons tomber du ciel ? »

Elle ne répondit rien un instant, avant de sourire discrètement.

« Non, c’était la première fois. » Elle l’observa avec curiosité. Elle n’en était pas certaine, mais quelque chose lui disait que cet inconnu n’était pas le genre de personne qu’on désirait rencontrer la nuit, seul, dans une forêt. Elle avait beau être gentille, elle n’était pas naïve. Elle avait un sens de l’observation si aiguë qu’elle pouvait ressentir l’aura de prédation qui courait sur la peau de cet homme. Et elle, avec son apparence fluette, avait tout d’une proie facile. Apparence.

« Et vous, faites vous toujours des entrées aussi fracassantes ? »

Son ton avait tout des plus polis, ne semblant correspondre en rien à la situation. Faisant de l'esprit, elle voulait gagner du temps avec cette simple question, pour que Tuima puisse la rejoindre. En cas de danger, ils fusionneraient et alors il ne pourrait pas la rattraper. Surtout qu’il avait l’air mal en point. Ses yeux brillèrent tandis qu’elle le regardait de plus près, une lueur d’inquiétude éclairant son visage.

« Vous êtes blessé ? »

« Non. Ou plutôt si. Mais ma chute n'à rien à voir avec ma blessure. »

Lindasilme le regarda dans les yeux, et hocha la tête doucement, faisant signe qu’elle comprenait. Puis, il lui sourit. Elle cligna des yeux, observant cette brève accalmie sur son visage qui lui avait pourtant semblé si fermé, avant de sursauter imperceptiblement lorsque d’autres craquements de branche sèches retentirent plus loin. L’inconnu tourna la tête avec une vivacité qui aurait pu provoquer un torticolis à quelqu’un, mais Lindasilme fut surtout frappée par sa tension. Lui aussi était aux aguets. Lorsque l’inoffensive créature qui avait généré le bruit apparut devant eux, ils se détendirent en concert, le jeune homme soupirant. Ce n’était qu’un lapin après tout, normal qu’on puisse être exaspéré.

« Normalement je préfère ne pas faire d'entrées tout court, à vrai dire. »

Lindasilme redressa son regard à présent indigo vers lui lorsqu’il reprit, puis sourit à nouveau. L’art de se faire discret, d’être seul. Elle le connaissait un peu trop bien. Après tout, lorsqu’on est obligé à l’âge de 8 ans de vivre seule par ses propres moyens sans un seul ami, on doit bien se servir de sa tête pour s’en sortit. Seulement, Lindasilme était débrouillarde de manière très inégale. Ses mains étaient capables de créer le plus splendide de tous les chefs-d’œuvre, d’écrire un texte flottant dans les hautes sphères, tout autant qu’elle était parfois incapable de gérer sa vie correctement. Elle avait son monde, le sien, et avant de rencontrer Ciel, personne n’avait été là pour l’en sortir ; pour percer cette bulle, qui semblait la garder hors du temps, à l’écart des autres. Elle avait plus d’amis parmi la faune alentours à sa maison plutôt que d’êtres humains, et elle ignorait souvent comment se conduire avec eux. Alors, elle faisait les choses à sa manière, comme toujours. Après tout, au travers de ses yeux, le monde n’a rien à voir avec celui des autres ; donc pourquoi se conformer si elle ne le veut tout simplement pas ? De ses oreilles attentives, elle écouta le reste des paroles de l’hybride, et se figea. Elle ne dit rien, mais avait très bien compris ce qui était passé à l’esprit de ce dernier. Elle s’en était doutée, mais ne pouvait en être sûre. Mais comme elle le savait, elle avait tout d’une proie. Difficile de trouver meilleure victime qu’elle, une si jolie, mince et petite jeune fille. Après tout, comme on dit, les forts gagnent et les faibles meurent. Elle sourit. C’était une façon de penser si fermée qu’elle ne pouvait s’empêcher de la trouver risible. A son jeune âge, elle possédait plus de clairvoyance sur la nature humaine qu’un grand nombre d’adultes. Tout cela car elle suivait constamment son propre chemin, chemin qui était toujours ouvert à tout. Elle ne se fermait jamais aucune porte, même les plus obscures et les plus étranges. Le monde n’attend qu’à être parcouru, lu, découvert. C’était bien son intention.

« Si tu as faim, je pourrais te nourrir. Je n’ai probablement pas grande utilité, mais au moins je peux faire cela. Et te soigner, aussi. Simplement… » Elle marqua une pause, se perdant dans la contemplation du brouillard qui les entourait. « Non rien. » Elle sourit d’un air énigmatique, et patienta là où elle était, ayant compris qu’il ne désirait pas être approché. Il ressemblait un peu à une bête blessée, à la fois craintive et agressive. Un comportement très instinctif, en somme. C’était quelque chose qu’elle connaissait bien, étant plus proche des animaux que des humains. Elle pouvait aussi bien le laisser ici et disparaître dans la nuit, mais c’aurait été cruel de le laisser ainsi alors qu’elle savait pouvoir l’aider, s’il le désirait – ce qui n’était pas certain – et elle n’en avait pas envie. Elle voulait le guider, si elle le pouvait. Cette forêt était pour elle aussi simple à déchiffrer qu’un jeu d’enfant. Elle la connaissait par cœur, dans chacun de ses recoins les plus secrets. Elle avait découvert des clairières sacrées, des arbres millénaires, des villages isolés… et tout formait dans son esprit une carte claire et précise. Lindasilme laissait rarement ce genre de choses au hasard.

« Je te le propose uniquement, mais si tu le souhaites, je pourrais te guider jusqu’à un lieu sûr pour te donner à manger et m’occuper de tes blessures. Je peux aussi te laisser tranquille. »

Elle sourit avec douceur, attendant avec une patience angélique qu’il réponde ou non à son invitation.

« Me laisser tranquille, c'est bien.. »

Lindasilme baissa la tête en entendant ces paroles, observant ses pieds. Elle ne pensait pas qu’un jour le fait de ne pouvoir aider une personne qu’elle savait mal la rendrait aussi triste, coupable. Elle était pleine de bonnes intentions et désirait, d’une manière ou d’une autre, effacer le malaise qu’elle avait lu dans le langage corporel de cet homme. En réalité, elle s’était reconnue en lui, aussi étrange que cela puisse paraître. Elle était longtemps restée isolée, n’imaginant pas avoir besoin d’une quelconque présence, enfermée dans son monde, tel un oiseau en cage. Mais c’était jusqu’à ce que son cœur s’ouvre enfin aux sentiments, jusqu’à ce qu’elle rencontre une personne qui avait tout fait changer. Une personne qui occupait constamment son esprit, et vers qui elle avait pu faire le premier pas. La gamine dont les parents étaient partis n’était plus. Elle s’était émancipée, enfin, et son talent jusque là gardé pour elle-même semblait avoir été décuplé au contact des autres. Et c’est au moment où elle avait compris tout cela qu’elle s’en était rendue compte. A quel point elle avait souhaité que quelqu’un lui tende sa main, que quelqu’un l’aide, la sorte de cette solitude qui semblait la faire couler plus en plus dans un univers perdu, sans jour ni nuit, aux étoiles éteintes. Un univers seulement rythmé par ses coups de pinceaux désespérés, par ses esquisses et ses mélodies tortueuses, d’une beauté douloureuse. Elle peignait de plus en plus, jouait de plus en plus, car elle avait peur de ce silence qui l’entourait constamment, de ce vide dans son cœur comblé uniquement pas l’arrivée de son affilié. Elle avait tenté de chasser ses fantômes seule, mais n’y était pas parvenue. Il manquait uniquement une chose à son équilibre. Et à présent elle l’avait trouvée. Elle sourit en songeant à la chance qu’elle avait d’avoir rencontré Ciel. Alors pourquoi elle, aussi, ne pouvait pas au moins tenter de sauver quelqu’un ? Cela lui était-il interdit ?

« Mais j'accepte, quand-même. Si tu me trouves des pommes seulement. »

Lindasilme se remit à respirer. Elle cligna des yeux, redressant son visage vers l’inconnu, puis sentit son cœur se réchauffer un peu. Elle ne parvint pas totalement à rester impassible, un sourire venant illuminer ses traits délicats. Elle aurait également accepté qu’il refuse son aide. Mais elle se sentait heureuse qu’il ait accepté au final. Elle sentait qu’elle voulait se prouver à elle-même qu’elle pouvait également servir à quelque chose, mais en même temps le simple geste d’une personne plaçant un minimum sa confiance en elle lui faisait un réel bien – quelque chose qu’elle n’avait jamais imaginé avant. Parfois, elle possédait moins d’expérience qu’un nouveau né sur certains aspects de la vie, et elle les découvrait avec un émerveillement non feint. Oui, c’était là la particularité de notre petite Lindasilme. Tout l’émerveillait, tout avait à ses yeux une valeur inestimable. Un vulgaire cailloux sur la route pouvait avoir à ses yeux plus de prix qu’une pierre précieuse, et de simplement voir le ciel lui était plus important que tout argent. Doucement, comme si elle n’avait pas plus de consistance qu’un esprit, elle flotta vers le jeune homme de sa démarche céleste. Avec une délicatesse soupesée, elle saisit sa main dans la sienne, minuscule en comparaison, et le regarda bien droit dans les yeux.

« Je sais où en trouver. Suis-moi. »

L’être féérique pivota sur ses talons et se mit à progresser avec précaution entre les arbres et les plantes qui recouvraient la terre odorante et les racines sinueuses de la forêt. Elle était comme un mère pour elle, l’accueillant en son sein, la laissant passer au travers de ses feuillages sous la lumière bienveillante de la lune. Ses cheveux dansaient autour de son visage gracile, et elle ne lâcha pas la main de celui qu’elle guidait dans l’obscurité. Le chant de la forêt reprit, en même temps que sa respiration calme que Lindasilme entendait résonner dans sa tête. La lamentation des oiseaux, des animaux tout autour d’eux les entourait étrangement, sans pour autant les menacer. Elle était ici chez elle.

« Nous y voilà. »

La jeune fille arrêta ses pas tout en parlant de sa voix cristalline et légère, au bord d’une petite clairière illuminée par la lune. Au centre de celle-ci se dressait une petite maison abandonnée qu’elle savait vide. Elle s’y était souvent réfugiée en quête d’inspiration, et y laissait régulièrement des réserves de nourriture, que ce soit pour elle ou pour les animaux en hiver. Elle s’avança doucement vers la construction et désenlaça enfin leurs doigts. Elle poussa la petite porte en bois et pénétra à l’intérieur. Il y faisait moins froid qu’à l’extérieur, car elle était bien isolée malgré l’absence d’habitants. Elle fit quelques pas sur le plancher et, par habitude, alla sortir un chiffon d’un placard placé contre le mur. Il n’y avait qu’une seule pièce, un lit, une petite cheminée, une table avec deux chaises, quelques placards et deux vieux et grands fauteuils. Elle essuya les quelques poussières qui avaient pu apparaître dans différents coins de la pièce durant son absence, puis fit face au mur du fond. C’est ce qui faisait tout le charme de ce cabanon, car c’était un mur recouvert d’une immense fenêtre. Il était fait en double-vitrage, ne laissant pas passer le froid extérieur, mais permettait aux rayons argentés de la lune de les illuminer. Elle se déplaça vers un autre placard, dont elle sortit un paquet en en papier soigneusement fermé dans lequel se trouvaient des fruits qu’elle avait ramenés la semaine passée. Elle se félicitait à présent d’y être passée à ce moment là. Elle transporta le sachet dans ses bras frêles et le déposa sur l’unique table qui trônait dans la pièce.

« Sers-toi. Est-ce que tu veux de l’eau ? » Elle fit une pause, légèrement timide, avant de reprendre. « Dis-moi si je peux faire quoi que ce soit. »

Ses derniers mots sonnaient comme une demande, comme si un s'il te plait silencieux s'était glissé dans ses paroles. Laisse moi t'aider...

« Pourquoi est-ce que tu tiens à ce point à m'aider ? »

Evidemment. Bien entendu, qu’il se demandait pourquoi elle aiderait un inconnu rencontré en pleine nuit dans une forêt, seule et absolument vulnérable. Elle ferma les yeux et un sourire se dessina sur ses lèvres roses. Elle pencha la tête sur le côté, comme si elle réfléchissait, avant que ses paupières ne se relèvent et qu'elle plante son regard dans celui du jeune homme. Elle se déplaça jusqu’à la table, ses pieds ne faisant aucun son lorsqu’ils effleuraient le sol, telle une danseuse, une funambule, légère et insaisissable. A l’aide de ses petits bras, elle se hissa souplement sur la surface en bois, s’ajustant un peu plus au niveau de son interlocuteur, et répondit de sa voix silencieuse tout en balançant ses jambes dans le vide qui les séparait.

« Tu dois me prendre pour une fille stupide, à me confier à quelqu’un que je ne connais pas, à laisser une personne entrer dans mon cercle d'intimité et lui tourner le dos. Je lui suis, probablement. Cela fait bien longtemps que j’ai cessé d’essayer de comprendre quelque chose d’aussi évanescent que les sentiments humains. »

Elle s’interrompit un instant, pour regarder ses minuscules pieds aller d’avant en arrière, remuant l’air vainement, comme un poisson tentant de nager hors de l’eau. Voilà à quoi elle ressemblait en premier lieu, dans un endroit si sombre et menaçant, aussi hors de propos qu’un enfant au centre d’un champ de bataille. Elle, et ses joues subtilement empourprées, ses lèvres en cœur, ses douces boucles dorées, sa silhouette frêle. Elle, la fille des ethnies de la forêt, protégée des arts, pas plus haute que trois pommes.

« Mais tu sais, suivre sa raison protège, mais elle empêche aussi de voir le vrai. Un préjugé peut fermer beaucoup de portes, alors j’ai décidé de rester ouverte à tout. Même un inconnu rencontré dans une forêt, car si l’esprit humain est étrange, il n’est pas toujours prévisible. J’apprends toujours, je l’explore. J’ignore tout des Hommes. Mais ça ne m’empêche pas de les aimer. »

Doucement, tout doucement, la jeune fille tendit sa délicate main vers le visage de Jack, mais ne le toucha pas. Elle se contenta de rejeter une de ses mèches ébène sur le côté afin de mieux voir son visage. Elle sourit d’une manière adorable tandis qu’elle observait ses traits illuminés par l’étrange lumière de la lune. Les ombres faisaient ressortir la structure osseuse de son visage, et ses yeux scintillaient très légèrement dans l’obscurité. Lindasilme s’imprégna de cette image, de cet homme inconnu qui l’avait suivie ce jour là. Un homme sans nom, sans visage, une ombre, un souvenir. Peut-être ne serais-ce jamais rien de plus que cela, mais elle le garderait au fond d’elle jusqu’à la fin de ses jours, comme toutes ses expériences, comme tout ce qu’elle voyait, un regard, une structure architecturale, un vers de poésie, une ligne mélodique sur une portée envolée le jour suivant. Son esprit de génie prenait connaissance de toutes ces choses, pour les préserver à jamais en elle, les chérir comme des trésors, en faire ressortir le meilleur. Et un jour, en porte-parole de l’invisible, elle le rendrait réel ; elle peindrait ce visage si dur et fermé et pourtant aux yeux si expressifs.

Un chuchotement vint percer le silence qui venait de prendre place dans la petite cabane, allant de paire avec la froide lune et le souffle du vent dans les arbres.

« Et j’ai beau les aimer, j’en ai peur. J’ai peur, même si mon cœur ne se l’avouerait jamais. C’est un bien étrange sentiment, mais je ne peux m’en défaire. »

« La peur... n'est pas forcément une mauvaise chose. »

A ces mots, Lindasilme redressa son regard à la fois si doux et perçant vers l’homme qui lui faisait face, sentant les battements de son cœur accélérer leur course tandis que ces mots semblaient la prévenir d’un danger, comme une prémonition obscure qui arrivait comme toujours bien trop tard. La jeune fille eut simplement le temps d’observer le corps de son vis-à-vis se vouter, comme englouti par l’obscurité tandis qu’il se couvrait de fourrure. Avant que son corps ne veuille bien répondre, il était déjà sur elle.

Son poids s’abattit sur elle comme une massue, la guidant jusqu’au sol en une chute douloureuse parsemée d’éclats de bois qui dansaient autour d’elle tandis que la table se rompait sous eux. Lindasilme savait ce qu’elle avait à faire. Elle avait peur. Bon dieu qu’elle avait peur. Elle pouvait sentir les griffes du félin contre sa peau, son souffle humide dans son cou et la menace de ses dents jusqu’au plus profond de son être. Elle avait envie de hurler, de se débattre inutilement sous le coup de l’adrénaline. Mais elle lutta contre cette folie qui voulait s’emparer d’elle. La folie de la proie, de la victime, qui en cherchant à s’enfuir ne se précipite que jusqu’à se propre perte. Malgré l’action d’une rapidité inouïe, malgré l’effroi qui semblait vouloir lui fendre le crâne en deux, elle fit tous les efforts dont elle était capable pour rester calme. Son esprit clairvoyant comprenant ce qu’il se passait. Elle était déjà prête à se servir de ses pouvoirs pour le faire reculer et s’enfuir, lorsqu’il se rejeta en arrière de lui-même.

Lindasilme l’observa de son regard voilé par la peur, toujours dans la même position dans laquelle il l’avait laissée, sa respiration haletante et incontrôlable. Son corps semblait paralysé, tendu à l’extrême, prêt à bondir vers la sûreté s’il esquissait le moindre mouvement dans sa direction. L’instinct animal ne l’avait pas totalement quittée, et son affilié s’était engouffré dans la cabane à la suite de l’attaque de l’hybride, prêt à fusionner avec sa liée si besoin. Ce dernier était immensément inquiet et souhaitait partir immédiatement, mais Lindasilme n’écouta pas son conseil. Ce qu’elle écoutait à présent, c’étaient les excuses répétées de son agresseur, qui s’était tapi au fond de la pièce, loin d’elle. Doucement, tout doucement, la demoiselle se redressa en étouffant des petits gémissements de douleur, sans le quitter des yeux. Elle ne fuit pas. Elle ne l’accusa pas. Elle l’observait simplement, comme elle en avait toujours l’habitude. Elle ne lui en voulait pas, non plus. Elle cherchait seulement à comprendre, aussi impartiale et clémente que devraient être les juges de la vie.

Tuima se précipita vers la demoiselle et grimpa sur son épaule en s’agrippant frénétiquement à ses vêtements et en couinant de manière nerveuse dans les oreilles de sa maîtresse. La fillette tenta de le calmer en le caressant doucement, tandis qu’elle ne cessait d’observer Jack. Lorsque sa respiration se fut calmée, elle prit une inspiration profonde.

« Je vais bien. Je ne t’en veux pas, non plus. »

Par simple sécurité, elle se tint prête à user de son don d’exhortation aux animaux qui marchait également sur les hybrides, si jamais il n’arrivait pas à se contrôler. Elle avait compris qu’il n’avait pas voulu lui faire mal. Une pulsion, c’est quelque chose qu’on pouvait beaucoup regretter, amèrement. Lindasilme pouvait sentir ses jambes trembler, mais voulait être plus forte que cela. Son enveloppe charnelle répondait de manière négative à son esprit, désirant quitter ces lieux pour aller se mettre en sûreté. Cependant, elle ne voulait pas partir, pas alors qu’il ne voulait pas vraiment la blesser. Sa voix avait sonné un peu brisée, mais elle était sûre d’elle. Elle glissa un regard sur cette silhouette, comme recroquevillée sur elle-même dans l’obscurité de la petite maison forestière.

« Tu souffres… ? »

Cette question, aussi candide qu’elle puisse paraître, était légitime. La raison pour laquelle Lindasilme n’était pas partie depuis longtemps, c’est qu’elle sentait que cet homme était… déchiré. Son expression, son souffle ou peut être juste quelque chose qu’il dégageait, le lui avait fait comprendre. Elle ne pouvait pas simplement le laisser ainsi. S’il s’y complaisait, elle partirait… mais peu d’hommes auraient le courage d’avouer qu’ils aiment l’obscurité, lorsqu’ils cherchent à la fuir.