••• stranger than paradise ; Lindasilme

Lindasilme rêvait. Lindasilme ressentait. Sa vie se caractérisait même par la perception qu’elle avait du monde. Lorsqu’elle fermait les yeux, des univers incroyables s’ouvraient à elle, des choses qu’aucun autre mortel ne pouvait imaginer. Son monde lui appartenait, et il était beau. Cependant, au-delà de cette beauté artificielle, cette beauté édulcorée et d’une perfection éclatante, ce qu’aimait Lindasilme par-dessus tout, c’était ce qu’elle pouvait voir de ses propres yeux. Alors, elle ne les fermait plus. Elle les ouvrait bien en grand, ses orbes scintillants se nourrissant de ce qui l’entourait, tout comme son imagination et son savoir. Elle ne voulait plus se fier à des choses irréelles et pourtant magnifiques. Depuis qu’elle était entrée en contact avec Ciel, elle s’était ouverte au monde extérieur, qui l’émerveillait tant. Sa beauté résidait dans son imperfection, ses zones d’ombre et ses zones de lumière la ravissant bien plus qu’une simple toile abstraite, sans fondement ni valeur. Elle voulait voir le monde de ses propres yeux. Elle voulait toucher les arbres, les plantes, l’eau de ses mains, marteler la terre de ses pieds, respirer l’air à pleins poumons et vivre. Lindasilme voulait vivre. Elle avait oublié comment le faire réellement, elle avait oublié comment parler, elle n’était rien d’autre qu’une enfant. Elle se cherchait, et commençait tout juste à se trouver. Ainsi, elle qui ne se comprenait pas elle-même, comment pouvait elle prétendre comprendre autrui ? C’était bien simple, elle ne le pouvait pas. Et elle ne prétendait rien. Elle possédait simplement un infime espoir d’en être un jour capable. Capturer la beauté du monde pour la peindre était audacieux, mais c’était une tâche qui devenait insolente si les auteurs ne prenaient pas en compte les sentiments, les choses invisibles qui caractérisent un lieu, un objet, ou une personne.

Ainsi, lorsque le regard acier de son vis-à-vis se redressa vers le sien, elle sentit le froid de la nuit grimper sous sa peau et lui chatouiller le dos, tandis que sa voix retentissait dans le silence nouveau de la pièce. La jeune fille sursauta légèrement, mais était trop maline pour rétorquer quoi que ce soit. Elle ne comprenait pas. Son regard avait totalement changé, et elle se prit à admirer les nouvelles émotions qu’elle pouvait y lire. Cependant, elle ne se laissa pas les analyser. Procéder ainsi aurait été comme être un de ces scientifiques, qui décortiquent chaque chose sans en apprécier la magie. Elle laissa donc son corps et son esprit réagir naturellement, un long frisson remontant le long de sa colonne vertébrale. Lorsqu’il se redressa, la peur cogna à nouveau le fond de son estomac, et elle soutint le regard qu’il lança sur elle. Elle ne pouvait pas se résoudre à le quitter des yeux, sans qu’elle sache réellement pourquoi. Il l’intriguait, voire plus… il était tout ce qu’elle avait toujours ignoré, et pourtant elle se reconnaissait en lui. Il semblait être son parfait opposé, mais elle savait qu’il n’en était rien. Le schéma bien-mal n'avait jamais été véridique, et elle en avait pleinement conscience. Une telle chose n’existait pas. Sinon, la vie serait bien moins complexe, et probablement beaucoup plus ennuyeuse. Il était simple de dire qu’une personne était malsaine, qu’elle ne méritait pas le bonheur. Mais personne, non, personne ne possédait le droit de décider de cela avec certitude.

Lorsqu’il s’arrêta devant l’encadrement de la porte pour passer une nouvelle fois son regard sur la frêle silhouette de la fillette, il prit la parole à nouveau. Elle l’écouta avec attention, et sentit l’émotion lui monter à la gorge. Elle avait l’étrange sensation qu’elle allait rire et pleurer à la fois, mais elle ne fit aucun des deux. Elle savait tout cela. Elle en avait conscience. C’était sûrement ce qui était le plus incompréhensible dans sa manière d’agir, et elle-même ne saisissait pas bien la nature de son mouvement. Contre toute attente, une perle salée quitta l’œil brillant de Lindasilme qui lui servait de lit, puis glissa le long de sa joue en laissant une traînée humide derrière elle.

« Je sais. »

Ces mots, simples et concis, furent accompagnés d’un sourire dont elle ne connaissait pas l’origine. Tout doucement, elle recula pour se rapprocher de la fenêtre, éclairée par la lumière bienveillante de l’astre nocturne, formant un halo argenté autour de son petit corps.

« Nous allons chacun repartir de notre côté ce soir, n’est-ce pas ? » Cette question était plus comme une affirmation. « Mais avant que ce ne soit le cas, écoute-moi, s’il te plait. » Elle s’arrêta un instant, puisant dans ses forces pour prendre la parole. « Nous ne nous reverrons probablement jamais. Mais… cet endroit est toujours désert. Je suis une des rares personnes à l’arpenter. Alors… tu peux rester ici le temps de te remettre. Je ne reviendrais plus avant longtemps, c’est une promesse. »

Sa voix flûtée s’éteignit, et elle sentit que la tirade lui avait demandé beaucoup d’efforts. Cependant, elle fit comme si de rien était.

« Et si tu te posais la question, je ne veux rien. Je… je posséderais seulement le souvenir de cette rencontre, c’est tout ce qui m’importe. »

Alors, ses yeux se fermèrent. Son cœur se serra. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais la première larme fugitive fut bientôt rejointe par ses sœurs qui glissèrent sur le velours de sa peau, telles des étoiles filantes sur sa peau de pêche. Etais-ce la peur qui la blessait ? Ou son incapacité à le comprendre, l’aider, le soutenir ? Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. La seule chose qu’elle n’ignorait pas, c’était que ces traits durs, cet esprit vif et incompréhensible, ces yeux si profonds et sombres, elle en était tombée amoureuse. Comme elle aimait la vie, comme elle aimait le monde, elle l’aimait, un amour innocent en enfantin, un attachement profond et pourtant si factice, qui ne se briserait pas mais qui n’irait jamais plus loin. Lindasilme, la fillette aux cheveux d’or qui s’attachait à tout ce qu’elle découvrait. La fille aux yeux qui voyaient tout sans rien comprendre, l’enfant qui aimait sans condition. Lindasilme, la demoiselle perdue dansant avec les étoiles.

EPILOGUE

La respiration de Lindasilme était profonde et mesurée, sa concentration absolue. Elle était partie dans son monde, le monde que renfermait son esprit, celui de ses souvenirs et de ses pensées. Ses mains dansaient, emportant le pinceau qui y volait avec elles. Le chant des oiseaux et les rayons du soleil qui illuminaient la pièce ne semblaient pas l’atteindre, ses grands yeux lumineux prenant des couleurs chatoyantes tandis qu’elle continuait son œuvre. La large toile qui se trouvait devant elle ne fut bientôt plus blanche. Des tâches de couleurs foncées, dans des tons bleus et gris s’y étalaient en un camaïeu faisant hommage à la nuit et aux ciels orageux. Le temps avançait, mais elle ne s’arrêta pas un seul instant. Pas lorsque le ciel s’assombrit, pas lorsque les oiseaux se turent, pas lorsque le froid nocturne s’insinua sous ses vêtements. Plus rien ne l’arrêtait, se mouvant dans une transe inépuisable, ses yeux ne clignant que très rarement, ses doigts caressant la surface face à elle avec précision. Les souvenirs la parcouraient, et elle ne pouvait plus s’arrêter. Elle ne répondait plus à rien, si ce n’était à son besoin de dessiner, de peindre, de représenter ce qui occupait la totalité de son esprit. La couleur jaillissait directement des petits doigts de la jeune fille, qui avait laissé tomber son pinceau pour peindre de ses propres mains. Tandis que la lumière de la lune se dressait à l’extérieur, enveloppant la fillette d’un halo argenté, un visage se dessina peu à peu sur la surface grêlée. Des traits forts, qui furent définis en de douces arabesques. Elle suivit la ligne volontaire des sourcils puis de la mâchoire, caressant les lèvres légèrement retroussées, le nez, les pommettes saillantes, qui peu à peu formaient un ensemble qui s’animait sur cette toile. La peinture était si prenante que la silhouette qui s’y dessinait en semblait presque réelle. Ce furent les derniers coups de pinceaux qui terminèrent de lui donner la vie. Un regard aussi bleu que la nuit elle-même, où brillait la lueur de la lune que Lindasilme avait capturée de ses doigts de fée. Une myriade d’émotions dansaient des ses orbes foncés et mystérieux, pleins de secrets et de choses inavouées que la jeune fille ne pouvait qu’imaginer. Si ce n’était pour le cadre dans lequel il était enfermé, on aurait pu croire qu’à tout instant l’homme allait se mouvoir, proche, et pourtant si éloigné. Les bras de l’artiste aux mains striées de bleu retombèrent doucement, tandis que ses yeux observaient ce visage qui ne la quittait plus, comme toutes ces choses qu’elle voyait et découvrait chaque jour. Un sourire dansa sur son visage, avant que la fatigue ne la rattrape, comme elle l’avait toujours fait, la faisant basculer au sol au pied de son œuvre achevée, tout droit dans les bras accueillants de Morphée.

Cette nuit là, la lune enveloppait une fillette blonde de ses rayons maternels, endormie à même le sol, dans une pièce de sa maison déserte. Au dessus d’elle, se trouvait le portrait d’un homme qui veillait sur elle dans son sommeil.

Au revoir, Jack.