« Stories of a better time, in a place that we once knew. »
Un matin de plus. Encore, toujours, il se réveilla à la lumière du jour. La lassitude qui lui étreignit vicieusement le corps et l'âme tandis qu'il ouvrait les paupières lui était désormais familière. Elle était devenue sa fidèle compagne de route, née de ces jours qui se suivaient en se ressemblant bien trop et de son isolement. Il resta figé quelques minutes dans un état second, vautré sur son lit, l'esprit dans le vague. Mais ce n'était pas ce genre de réveil doux qui suit une bonne nuit de sommeil. C'était plutôt un réveil trop matinal par une fraîche journée d'hiver, après une nuit courte et difficile. Lyvion rabattit les paupières pour les frotter, et lâcha un soupir lourd. En se levant il donna un coup de pied dans une bouteille en verre, manqua de perdre l'équilibre sur une seconde, puis enfila laborieusement son jean et son t-shirt. Les yeux encore à moitié fermés, il fouilla les alentours du regard à la recherche d'un emballage en carton et finit par le trouver près d'un cendrier débordant. Dommage qu'en s'en saisissant, l'australien se rendit compte que le paquet était vide. Un juron de mauvaise humeur lui échappa, avant qu'il n'attrape son briquet posé juste à côté et aille d'un pas traînant se chercher une nouvelle cartouche. Vint ensuite le tour de sa veste.
Lorsqu'il sortit de son appartement, une forte odeur de tabac froid se répandit dans le couloir, faisant plisser du nez quelques résidents. Notre acajou, en les ignorant, emprunta les escaliers pour se rendre sur le toit du bâtiment. Là où personne ne l'emmerderait pendant qu'il fume sa clope matinale. Avec le mal de crâne qu'il sentait arriver, mieux valait qu'il reste seul à regretter ses excès de la veille tout en émergant. A peine avait-il entrouvert la porte, que la lumière aveuglante du jour le fit grimacer d'inconfort. Il resta immobile le temps de s'y habituer, fit quelques pas, et placa une cigarette entre ses lèvres. Lorsque le premier nuage de fumée s'éleva dans les airs, Lyvion l'observa sans pour autant s'y intéresser. Quel intérêt ? Cette question serait justifiée, si ce n'était que ce panache opaque qu'il regardait de cette manière. Le souci, c'était que tout lui était devenu pareillement inintéressant et dénué de valeur.
Quelque part, c'était compréhensible. Combien de siècles avait-il vécu ? Parfois l'immortel se sentait l'envie d'oublier son âge, de tout réinitialiser, de devenir amnésique pour ne plus avoir à supporter certains souvenirs. Mais là n'était pas la source du problème. Le problème, c'était cette implacable évidence qui le frappait tous les matins : il était en vie, et ceux qui avaient un jour compté pour lui étaient partis. Désespérément seul, voilà ce qu'il était – ce qui le mettait dans cet état. Ses amis, ceux qu'il avait considéré comme sa famille, même la femme qu'il avait aimé avait fini par le quitter. Chercher serait vain. Easter s'était parfaitement – douloureusement – rendu compte qu'il ne lui restait plus personne avec qui partager, nouer une confiance et une protection mutuelle. Avec qui marcher côte à côte, sans se sentir seul, tout simplement. En accumulant assez d'expérience, il s'était rendu compte qu'en vivant si longtemps il avait tout perdu. Y compris ce qui avait un jour donné du sens à son existence. Tout jusqu'à la malédiction du cirque, qui lui avait permis de nouer des liens importants, s'était envolée comme un fil d'araignée porté par la brise. Le laissant tomber tel un voltigeur dont on aurait coupé le cordon de sécurité. Depuis il ne pouvait que s'enfoncer toujours plus bas.
Désormais, chaque journée n'était qu'une pâle copie de la précédente à ses yeux. Les battements de son cœur étaient devenus aussi mécaniques que le tic tac d'une horloge, aussi vides de sens qu'une promesse d'éternité. Le bleu de ses iris, pourtant si clair, semblait ne rien vouloir refléter. Lyvion Easter Drymärchen, qui avait un jour été quelqu'un de fier et d'entier, n'était plus qu'une épave pillée, saccagée. Il se contentait de survivre en se laissant dériver, par habitude ; quand on a la certitude d'avoir assez de temps pour faire tout ce qu'on voudrait, mais que rien ne nous fait envie, y a-t-il autre chose à faire ? Pourquoi ne pas laisser tomber ces chaînes, tout simplement ? Oublier ces blessures qui l'avaient rendu insensible ? Abandonner est tellement moins douloureux. Mais pourtant, si difficile. Il avait bien songé à suivre June dans la mort, à l'époque, mais son corps en avait décidé autrement. Résultat le voilà qui se contentait d'attendre, en se désintéressant de ce monde devenu ennuyeux. L'immortalité était devenu un fardeau. Plus rien ni personne ne lui était indispensable.
Et il se demandait quand est-ce qu'il était devenu aussi faible, fragile au point d'avoir besoin de quelqu'un à ses côtés. Aussi humain. Ah, les humains. Le griffon les avait tellement détestés. À une époque, la simple idée de se rendre sur Terre le révulsait jusqu'aux tripes. Il avait longtemps méprisé et rabaissé ces êtres faibles qui, pathétiquement, grouillaient comme des fourmis. Ils s'affairaient avec énergie, s'attachaient les uns les autres, ne se souciaient de rien. Comme si leur vie n'était pas aussi courte et futile que celle d'un insecte, comme s'ils n'étaient pas si fragiles qu'une légère pression du talon ne suffirait pas à les faire disparaître. Cependant, à force, même ce dédain avait fini par disparaître sous l'effet de cette espèce d'anesthésie générale que le temps opérait sur lui. Pire encore : il en venait parfois à les jalouser. Pourquoi ? Qu'avaient-ils de plus que lui ? Cela pouvait paraître incompréhensible, mais ce qu'ils avaient naturellement lui faisait cruellement défaut : la mort. Certes notre sang-mêlé n'était pas un dieu immortel, mais il semblait que la faucheuse refusait obstinément de venir le chercher. Pourtant, le propre de tout être vivant est de sentir un jour son cœur s'arrêter de battre.
Qu'il aimerait ne plus les sentir, ces petits coups faibles contre sa cage thoracique. Tel les martèlements de bec d'un oiseau tentant désespérément de sortir de sa cage, ils l'irritaient. Qu'est-ce qu'il pouvait s'acharner, cet organe aux pulsions régulières, sans savoir que maintenir le corps en bon état n'était pas suffisant. Le flux de sang qui circulait dans ses veines ne pourrait jamais recoller ses lambeaux, ni faire revenir les féfunts. Ce cœur battant vainement ne l'aidait pas. Au contraire, c'était une torture que de le sentir si vif et régulier alors que sa tête n'était plus qu'un ancien champ de bataille devenu stérile. Lyvion souhaitait juste qu'enfin, tout s'arrête. Que d'une manière ou d'une autre, son mal-être cesse. Le tabac, l'alcool, et même la drogue. Voilà les seules manières qu'il avait trouvé pour se soulager un peu de cette gangrène, s'anesthésier face à la douleur qu'elle provoquait
Étrange, comme les volutes de fumée qu'il relâchait à chaque expiration l'aidaient à chasser la brume de son esprit. Même sa migraine gueule de bois-esque s'était estompée, lorsqu'il eut fini sa cigarette. Avant de jeter l'extrémité brune à terre il la fit tourner quelques instants entre ses doigts, pensif ; l'époque où la douceur du sucre avait évincé l'âpreté du tabac lui paraissait bien lointaine, désormais. Comme s'il possédait les souvenirs d'un autre. Comme si ce n'était pas lui que deux enfants avaient convaincu d'arrêter le tabac, deux enfants morts depuis des siècles. Il était retombé dans cette addiction peu après la mort d'Amel. Si l'ex-dresseur avait su que cela allait arriver il aurait repris plus tôt, pour partager quelques cigarettes avec son meilleur ami. Désormais l'ironie des choses voulait qu'il regrette ce qu'il n'avait pas fait, lui laissant sur le palais l'arrière-goût amer d'un met dont la simple image faisait envie. Il ne pouvait que s'imaginer ce qu'ils auraient pu se dire de plus pendant leurs soirées tabac, ou de quelle manière ils se seraient engueulés parce que l'un aurait piqué le paquet ou le feu de l'autre. A cette idée, l'immortel se sentit las de plus belle. Il secoua la tête. Mieux valait ne pas penser à ce genre de choses inutiles – inutilement douloureuses.
Puis un sourire, indolent au point d'en être lamentable, étira ses lèvres. Si ses fils le voyaient dans cet état, lui qui n'avait pas été un père facile, ils ne louperaient pas l'occasion de faire une remarque. C'est que les garnements tenaient de leurs parents côté caractère, étant aussi casse-pieds qu'eux. À croire que la vocation de la famille était de merder tout le monde. Qu'étaient-ils devenus ? Alors là, bonne question. Vous le trouverez sans doute indigne d'être père, mais voilà un moment qu'il n'avait pas vu ses enfants. En même temps certains étaient déjà morts, quant aux autres ils étaient arrivés à un âge où ils n'avaient plus besoin d'avoir leur papa sur le dos – pour ne pas dire qu'ils trouveraient ça lourd. Voilà qui ne le rajeunissait pas. Cela dit, la principale raison de cette distance restait qu'après la mort de leur mère, Lyvion s'était tellement tenu en retrait du monde qu'il en avait involontairement coupé tout lien avec eux.
De la semelle de sa botte gauche il écrasa le mégot encore fumant, puis avança jusqu'au rebord du toit où il se plaça en équilibre sur le muret. Les mains dans les poches et les cheveux doucement mus par une petite brise, il embrassa les bâtisses alentours de son regard figé dans la glace de ses iris, avant d'évaluer le ciel. La météo serait clémente, avec un ciel dégagé ; l'idéal pour un petit vol. Sans plus réfléchir le Drymärchen s'inclina vers l'avant, jusqu'à se sentir entraîné par son propre poids vers les pavés en contre-bas. Puis il déploya ses ailes pour remonter, dépassant le toit de son immeuble et ceux de bâtiments bien plus grands ; son ascension ne prit fin que lorsqu'il atteignit les nuages. Dans une direction que lui-même ne connaissait pas, sur l'instant. Elle ne lui devint claire qu'après une bonne demi-heure passée dans les airs.
Il ne savait pas pourquoi il allait vers le cimetière. En général, à part pour l'anniversaire d'une mort, c'était le genre d'endroit qu'il préférait éviter ; mais là, c'était à peine si son corps ne se déplaçait pas sans son consentement. Lyvion ne pensait pas avoir envie de s'y rendre, pourtant il ne pouvait que prendre cela comme un signe extérieur du contraire. Ou une preuve qu'il était finalement devenu fou à lier, si ce n'était pas schizophrène. Quoi qu'il en soit, bien qu'il avait compris où ses ailes le portaient, le mi-démon ne se posa pas ni ne changea de cap pour autant. Après tout, maintenant qu'il était là, autant aller jusqu'au bout non ? Et puis, même s'il décidait de changer sa destination, il ne saurait pas où aller. Autant continuer, au moins cela lui épargnerait un effort de réflexion. Au bout d'une heure, il arriva au-dessus de la butte sur laquelle était construit le cimetière. Le multi-centenaire à l'apparence de jeune homme descendit jusqu'à se poser doucement sur l'herbe, puis s'engagea sur le sentier.
Les lieux étaient paisibles, silencieux et vides de toute vie, à l'image du lieu de repos des défunts. Lyvion marchait en profitant de cette tranquillité, bien plus agréable que l'effervescence de la ville ; ici il était sûr d'être tranquille, car peu de gens s'y promenaient. Des vieux pour la plupart, mais comme ils venaient tôt le matin et que lui ne se ramenait que l'après-midi, à son arrivée ils étaient déjà partis. Avec les années, on apprend tout un tas d'astuces pour avoir la paix. Malheureusement, elles ne fonctionnent pas à tous les coups. La preuve : alors que l'acajou avançait tranquillement, en se pensant seul visiteur, il aperçut une silhouette à quelques dizaines de mètres. De loin ça avait l'air d'une jeune femme, aux cheveux roux. Il la maudit en silence avec mécontentement, sans raison valable, avant de relativiser en se disant qu'il pourrait de toute façon l'ignorer. Mais au fur et à mesure qu'il se rapprochait la personne lui paraissait de plus en plus familière, ce qui le poussait à s'interroger. Qui était-ce, et d'où se connaissaient-ils ? Finalement, quand ils furent assez proches, Lyvion se souvint. Et en souvenir de son meilleur ami, il se poussa à saluer la demoiselle.
« Alex. »
Les voilà qui se retrouvaient face à face. Il l'observa un instant en se disant que, physiquement, elle n'avait pas changé. Mais il lui trouvait malgré tout quelque chose de différent, par rapport à la rouquine pleine d'humour qu'il avait connue par le passé. Comment ne pas reconnaître ce quelque chose qui l'avait transformée, alors que lui-même en souffrait ? Au moment exact où leurs regards se rencontrèrent, il sut qu'elle était comme lui : lasse et vide. Exténuée. Fatiguée de porter seule une existence qui n'en finissait pas. La solitude sait reconnaître son reflet lorsqu'elle le voit.
La voir dans cet état provoqua un phénomène inattendu : pour la première fois en bien des décennies, Lyvion sentit un faible élan de sympathie. Parce qu'elle semblait aussi fragile que du verre, aussi mince d'une tige de fleur, et surtout brisée. Ainsi, il préféra ne pas se contenter d'un petit salut. Ni lui demander comment elle se portait, car la réponse lui paraissait évident : elle ne pouvait pas aller bien, alors que son regard était aussi hanté.
« Ça faisait longtemps. Tu es venu visiter la tombe d'Amel ? On peut y aller ensemble dans ce cas. »
Peut-être la jeune femme était-elle venu pour quelqu'un d'autre, peut-être n'était-elle même pas venue pour visiter le cimetière. Cependant, il ne la connaissait pas assez bien pour savoir qui d'autre elle pourrait visiter, le nom d'Amel était donc sorti plus par défaut qu'autre chose. Le principal était qu'il lui proposait de faire un petit bout de chemin ensemble.
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Re: Don't go away yet | Mer 07 Oct 2015, 01:56
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Re: Don't go away yet | Jeu 25 Fév 2016, 22:52
Don't go away yet
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Jusqu'à ce que la mort nous sépare.
En voilà, de belles paroles. Une parfaite preuve de naïveté. À une époque il trouvait ces jolis artifices parfaitement ridicules. Pourtant, même lui avait fini par rencontrer des gens avec lesquels il avait souhaité passer le reste de ses jours. Des amis proches. Une femme qu'il aimait assez pour lui faire cette promesse à voix haute. June l'avait bien arnaqué sur ce coup : ils avaient échangé ces voeux, mais quelle mort l'attendait lui ? Lyvion était encore là, dans ce monde qu'il avait abandonné. Et sa bien-aimée avait beau ne plus être près de lui, il ne se l'était pas sorti de la tête. Ne négligeait aucun souvenir. Il s'obstinait à garder parole, à oublier le moins possible. Après tout, quand ils avaient parlé de mort, ils n'avaient pas précisé laquelle. De toute façon, ce n'était pas comme si le griffon pouvait tourner facilement la page. Ils avaient passé près de sept siècles côte à côte, à construire ensemble leurs vies. Il devait la moitié de ce qui le constituait à la sang-pur. C'était donc normal qu'à sa disparition il ait ressenti un vide atroce ; qu'un trou béant se soit formé dans sa poitrine, aspirant ses émotions jusqu'à ne laisser de lui qu'une coquille remplie d'amertume. Un fruit bien trop mûr pour être mangé, mais qui ne pouvait pas tomber de l'arbre.
En prime, le destin avait voulu que dans son entourage proche – à l'exception de leurs enfants –, elle ait été parmi les derniers à partir. C'était le coup de grâce, on peut dire. L'acajou était désormais à terre, attendant que son éternité ne cesse. Ne plus ressentir ces tourments lancinants. Il attendait depuis si longtemps, qu'il commençait à désespérer de connaître un jour le repos. Lyvion en était réduit à errer tel une âme égarée, à étouffer dans un néant oppressant. C'était tout bête, vraiment. Il savait qu'on finissait toujours par se brûler en s'attachant aux autres, mais avait tout de même commis cette erreur. Il s'était laissé emporter par l'atmosphère familiale du cirque. Désormais il en payait le prix : la lente agonie de la solitude. Oui, l'ancien dresseur devait être idiot pour avoir donné à qui que ce soit le pouvoir de le plonger dans un état pareil. On dit que l'enfer, c'est les autres. Cela est tout aussi vrai de leur vivant, quand ils sont près de nous, qu'après leur décès. Lorsque le manque nous rappelle douloureusement qu'ils ont bel et bien fait partie de notre vie, que nos pensées sont assiégées par le passé.
Sans même s'en rendre compte il s'était mis à tout conjuguer à l'imparfait, y compris son présent vide de sens et son avenir bien trop terne. Pour lui tout était figé. Le mythologique était suspendu entre hier et aujourd'hui, avec pour seule accroche au monde ce fichu corps. Une enveloppe de chair affreusement malmenée, mais qui résistait encore et toujours. La preuve : si on lui coupait un peu les cheveux et qu'on s'occupait un peu de son visage, il aurait la même tête que cinq siècles auparavant. C'est ironique, de rêver à une époque révolue toutes les nuits pour se réveiller le matin avec l'arrière-goût amer du retour à la réalité, puis de se regarder dans le miroir et constater que notre visage est le même que dans notre rêve. Il ne supportait plus son propre reflet.
Cela dit, Lyvion n'était pas le seul dont le physique restait inchangé malgré le passage du temps. Sinon, comment aurait-il pu reconnaître Alex aussi facilement ? Réussir à retrouver le moindre trait familier sur un visage envahi par les rides et autres marques, ce n'était pas facile. Croyez-en son expérience. Quel était son lien avec la léviathan ? Oh, ça remontait. Ils s'étaient rencontrés des siècles auparavant, à l'époque où le cirque existait encore. Elle était devenue amie avec Amel, et c'est par cet intermédiaire qu'ils s'étaient rencontrés. Mais ils n'étaient pas particulièrement proches, d'ailleurs ils n'ont même pas gardé contact. Pourtant, même si elle était presque une inconnue pour lui désormais, l'immortel sentait qu'ils pouvaient se comprendre sans problème. Parce qu'ils étaient pareils. Ils en étaient réduits à la même souffrance. Pour des êtres à la longévité exceptionnelle, ils étaient plus morts que vifs. La lassitude était presque palpable autour d'eux
Alex finit par se lever doucement, sous le regard morne de l'homme-poteau qui ne daigna pas sortir le moindre doigt de ses poches pour l'aider. Il était toujours aussi égoïsto-paresseux – si ce n'était plus. Dommage pour elle, hein. Mais pour sa défense, il ne savait pas que ses jambes étaient faibles. Elle ouvrit la marche, il la suivit sans rien dire. Ni l'un ni l'autre n'était d'humeur très bavarde, à vrai dire ils donnaient l'impression d'avoir perdu un proche très récemment. Pourtant, voilà plusieurs décennies déjà qu'ils étaient seuls. On dit que le temps efface les peines, mais dans leur cas, le temps ne pouvait plus rien. Au contraire, il ne faisait que rajouter à leur charge chaque jour qui passait.
Sur le chemin, Lyvion tenta de déterminer son itinéraire dans les allées du cimetière. Il avait eu plus de temps que nécessaire pour se créer un entourage, mais n'allait pas pour autant s'attarder dans ce lieu de mémoire. Il n'avait jamais été sociable, cela limitait le nombre de tombes qu'il souhaitait voir. Un sacré gain de temps me direz-vous, mais dans son cas ce n'était pas utile. Et en contre-partie, cela ne rendait que plus importants encore les rares liens qu'il avait tissés. Perdu dans ses pensées, le sang-mêlé ne remarqua pas tout de suite quand sa congénère s'arrêta. Il la devança de cinq pas avant de se retourner. Ce n'était pas par curiosité, il n'en éprouvait plus aucune – tout comme la surprise. Ni par inquiétude, parce qu'à vrai dire le sort des autres lui était aussi indifférente que le sien. Notre Drymärchen voulait juste savoir si ça valait le coup de l'attendre ou non. Qui sait, peut-être souhaitait-elle rester seule. Pour lui, marcher avec elle ou non, ça ne faisait aucune différence. Ça ne le soignerait pas de sa solitude.
Il ne pouvait qu'approuver la remarque de la rouquine, mais garda le silence. De son avis, elle n'attendait pas de réponse, alors autant économiser sa salive. Le fait qu'elle enchaîne tout de suite après par une question lui donna raison. Pour autant, ce ne fut pas plus facile de lui répondre. Si Easter avait encore un tantinet de réactivité en lui, il se serait esclaffé ironiquement. C'est sans doute comme ça qu'il aurait réagi, à l'époque où ils s'étaient rencontrés. Il se comportait comme une loque, alors. C'était impressionnant qu'il ait réussi à atteindre un stade plus bas encore. Il la regarda quelques secondes, en ne sâchant comment décrire son quotidien. Puis finalement, l'ex-forain vint à la conclusion qu'il n'y avait pas de quoi disserter. Il ne faisait plus rien, à part prendre son mal en patience.
« Je respire. C'est déjà bien, non ? » En tout cas, c'était déjà trop pour lui. Il tourna la tête vers le côté, pour perdre son regard dans le paysage – le cimetière étant situé sur une pente. Ensuite il continua d'une voix encore plus basse et vide d'intonation, comme s'il souhaitait garder la suite secrète. Pourtant, Alex pouvait encore l'entendre. « Pas comme s'il y avait grand chose d'autre à faire, en attendant. » En attendant quoi ? Lyvion n'avait pas fourni cette précision, mais sentait qu'elle comprendrait. Après tout, ils en étaient à peu près au même stade.
Il sortit son paquet de cigarettes de sa poche, en cala une entre ses lèvres, puis l'alluma à l'aide de son briquet – en se servant de sa main pour protéger la petite flamme des courants d'air. Sa première inspiration prise, il regarda de nouveau la demoiselle dans les yeux tout en recrachant un volute de fumée. « Pourquoi, t'as trouvé quelque chose d'intéressant à faire toi ? J'veux bien essayer alors. » Non pas que le griffon s'ennuyait mais.... Si en fait, c'était exactement ça. D'un signe de tête il lui indiqua son désir d'avancer, puis marcha jusqu'à une autre tombe.
Sur le marbre était inscrit le nom de Freya.
En la voyant, Lyvion ressentit un vague pincement au cœur. Il se souvenait l'avoir protégée, avoir tenté de l'aider. Mais quand la mort est venue la faucher, ce rôle vis-à-vis de la clown avait pris fin. La seule chose que l'australien avait gardé était leur amitié. Aurait-il souhaité qu'elle vive plus longtemps ? Pas spécialement. Il savait qu'elle était du genre fragile, que ce monde l'effrayait et la blessait. Au moins, elle était tranquille maintenant. Il resta les yeux rivés vers la sépulture quelques secondes. Le temps d'une pensée, d'un salut symboliques. Le demi-démon savait que quoi qu'il rajoute Freya ne l'entendrait pas. Elle n'était pas vraiment là ; tout au plus, il ne devait rester que quelques rognons de celle qu'il avait connu.
« C'est débile, quand on y pense. On vient voir des os et de la poussière. Pourtant, ça a quelque chose de rassurant. » Si on ne les oublie pas, ils ne nous oublieront pas non plus, peut-être ? Lyvion réalisa qu'il avait pensé à voix haute sans le vouloir. Cependant il n'en pensa rien, ni n'ajouta quoi que ce soit en rapport avec ses propos. Il se contenta de relever ses deux iris glaciaux vers Alex.
« On peut aller à la suivante. » Sous-entendu, à elle de mener maintenant.
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Re: Don't go away yet | Dim 03 Avr 2016, 22:04
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Re: Don't go away yet | Lun 18 Juil 2016, 01:07
Don't go away yet
« Stories of a better time, in a place that we once knew. »
Son corps, son âme, son cœur ; il se sentait si loin de tout ça, désormais. Si détaché de sa propre vie, sa pitoyable existence remplie d'excuses et de prétextes – du vent, du vent qui ne soufflait plus ni un éclat de rire ni une lueur de rage. Lyvion était piégé dans une brume éternelle, condamné à y perdre lentement chaque parcelle de son être aux dents de l'impitoyable prédateur qu'était le Temps. Destiné à errer jusqu'à ce que sa raison le quitte ou qu'enfin arrive son dernier souffle. Malheureusement ce n'était jamais l'heure ; encore le temps, toujours le temps. Ce simple mot le faisait grincer des dents et s'écorcher les paumes de ses ongles devenus trop longs. Le griffon en avait marre, que cet enfoiré l'ignore. Marre à s'en rendre malade. Mais lui si fier, lui qui à une époque irradiait une vanité tirée d'une force toute chimérique – il était impuissant, face à la roue du Destin.
Et ça le tuait aussi sûrement que si on le découpait en petits lambeaux.
Son regard est aussi glacial que la couleur de ses iris, aussi éteint que ses désirs, tandis qu'il fixe cette tombe trop souvent visitée. C'est le néant en lui, un vide mortifiant qui le happe avidement pour l'engloutir, ne recrachant que sa carcasse trop bien portante. Des muscles, de la chair, des os. Finalement, il était à peine plus vivant que toutes les personnes enterrées dans ce cimetière. Des personnes qui, pour certaines, l'avaient laissé porter seul tous ces souvenirs. Dans une solitude qui grandissait, à mesure que l'acajou réalisait qu'il ne pouvait pas tout retenir. Un cœur lourd et des mains faibles, une tête remplie à en exploser. Voilà l'héritage de son passé. Il ne tournait même plus en rond. À quoi bon, lorsqu'on a déjà tout vu des centaines de fois ? L'immortel était parfaitement immobile désormais, statue organique figée dans un état de conservation parfait. Seule la lassitude qui jetait des ombres sur ses traits plus qu'agréables trahissait son âge.
Il n'affiche aucune surprise face à la brusquerie d'Alex. Peu de choses arrivaient à le secouer un peu, désormais. Le sang-mêlé se contente de tourner vers elle ses iris azurées. Elle marquait un point – et au fond il se disait la même chose. Que ce soit elle ou lui, ils avaient encore le temps de visiter encore et encore ces pierres funèbres. Malgré tout, il pense à la saluer brièvement pour continuer sa visite. Pourquoi songer à rester seul, plutôt que de renoncer lui aussi ? Il ne sait pas. Pourtant, quand la rouquine lui parla de sa faim, il avait déjà tiré un trait sur son projet. Pourquoi changer d'avis ? Il ne sait vraiment pas. Mais il a su qu'il resterait avec elle au moment où il a vu ce sourire absurde.
Ils étaient brisés, tous les deux.
Elle se détourne, prête à abandonner derrière elle son fardeau – mensonge maladroit, douce méprise. Lui ne s'y trompe pas, on ne se défait pas aussi facilement du poids des siècles. Cependant, la nonchalance de la demoiselle est la chose la plus intéressante qu'il ait pu voir ces dernières décennies. Et le regard qu'elle lui lance, en le transperçant de ses deux billes d'ocre percées d'une abysse indescriptible, a ce don étrange de remuer quelque chose au fond de sa conscience endormie. Un pressentiment qui lui souffle de rester avec elle, pour l'instant. Ce ne serait qu'un court épisode de plus dans la longue série qu'était son existence, de toute façon. Alors, pourquoi pas ? Ses lèvres se tordent bizarrement, en un sourire tout à la fois amer, ironique et méprisant. Oh oui il la méprisait, et par là même se méprisait aussi. Lyvion détestait leurs points communs, parce qu'ils étaient exactement ceux qu'il aimerait gommer chez lui. Pourtant il la suit, lentement.
« C'est déjà mieux que rien, je suppose. » Dit-il en haussant les épaules. Sa décision était déjà prise, de toute façon. Le Drymärchen tira une dernière bouffée avant de laisser tomber sa cigarette et l'écraser du pied. « Au fait... » Il saisit une longue mèche rousse entre le pouce et l'index et la regarda se laisser agiter par la brise, avant de relâcher son emprise. Les cheveux de la femme glissèrent avec souplesse entre ses doigts, tandis qu'il reprenait la parole. « Ça te va pas, les cheveux longs. » Puis il fit quelques pas en avant et, en une fraction de seconde prit sa forme mythologique et s'accroupit pour permettre à Alex de grimper sur son dos. Voilà une autre nouveauté : avant le démon ne laissait personne le chevaucher. Maintenant qu'il avait jeté sa fierté de côté, il était beaucoup plus flexible.
Ils volèrent jusqu'à la ville la plus proche et se posèrent à l'extérieur. Son apparence humaine retrouvée, Lyvion s'engagea dans la rue la plus proche à la recherche d'un restaurant. C'est dans un restaurant japonais que le duo s'installa, près de la baie vitrée. De l'autre côté de la façade, le flux de piétons était faible mais régulier. Lyvion jeta un coup d’œil succinct au menu – celui des restaurant japonais n'avait pas énormément évolué – avant de le mettre de côté, puis posa le coude sur la table – côté vitre – et nicha son menton dans sa main, en portant son attention vers l'extérieur. C'est alors que dans son champ de vision, si près de lui que l'ourlet de son trench frôlait presque la surface transparente entre eux, apparut une femme. Par réflexe il la suivit brièvement du regard tandis qu'elle s'éloignait en lui tournant le dos, et remarqua qu'elle tenait par la main un enfant d'environ six ans. Le jeune homme fut pris d'un élan de mélancolie : il se souvint de l'époque où June et lui s'occupaient comme ils pouvaient de leur premier enfant. C'était un véritable calvaire qu'il ne souhaitait absolument pas revivre. Une chose en moins à regretter, disons.
Puis il revint à son présent, qui prenait place dans ce petit restaurant face à une vieille connaissance. Sans tourner le regard vers Alex, Lyvion relança la conversation. « Alors, tu t'étais planquée où ces derniers siècles ? La dernière fois que j'ai croisé ta sœur, j'ai cru comprendre que vous ne vous parliez plus. » Un rictus ironique naissant sur ses lèvres, il roula des yeux pour la regarder. « Tu t'es réfugiée dans le trou du cul du monde avec un mec qui t'fait honte, ou tu lui en veux pour une raison qu'elle ignore ? » Pour la délicatesse, on repassera. Ça n'avait de toute façon jamais été son truc. Pourquoi parler de Kyrielle, pourquoi ne pas plutôt rattraper le temps perdu en restant aimable ? Parce qu'il n'y avait rien de bon à retrouver, sans doute. Dans ce cas, autant aborder les sujets qui peuvent fâcher plutôt que de se complaire dans de douces et inutiles réminiscences, non ? Ainsi ils auraient la chance de dire un peu ce qu'ils pensaient, mais en prime ils avaient plus de chance de s'écorcher.
Et les Dieux savaient que ce Lyvion-là ne pouvait se sentir tout juste vivant qu'en se mettant à vif. Preuve en était la manière dont ses doigts jouaient nerveusement avec le petit canif qui traînait au fond de sa poche, là où le regard d'Alex ne pouvait l'atteindre. Entaille, guérison. Entaille, guérison. Ce schéma se répétait encore et encore, jusqu'à ce que la lame soit complètement recouverte de son sang.