Le Chant de la Montagne {feat Ketra Karina Gania}

Ketra l’immortelle m’avait proposé de voir sa transformation en Dragon Argent. N’étant pas douée en relations sociales, je m’étais dit que je pouvais accepter sa proposition. Au moins, ça me permettrait aussi de voir un Dragon pour la première fois de ma vie. Son corps se recouvrit petit à petit d’écailles, alors que sa queue et ses ailes se mirent à pousser. Son corps et son visage s’allongèrent, laissant apparaître un vrai dragon aux couleurs argentées. La métamorphose fut assez rapide, prouvant qu’elle avait l’habitude depuis tous ces siècles. Elle avait évidemment une maîtrise parfaite de son don, ce qui n’était pas étonnant.

Mais tout de même, cela faisait son effet. C’était impressionnant à voir. À tel point que je me reculai pour mieux admirer, levant la tête face à Ketra, le regard curieux et admiratif. Mais évidemment, ma maladresse n’était pas loin. Un caillou passa sous ma chaussure et en marchant dessus, je glissai. C’était plutôt habituel chez moi, j’avais l’habitude de tomber à cause d’un peu tout et n’importe quoi. Yuka sauta au moment où elle sentit que je basculai en arrière. Je me retrouvai une fois de plus les fesses à terre, mais à force j’avais le derrière solide. Il ne fallut pas longtemps pour que je me relève, époussetant mon jean pour enlever la poussière. Yuka revint s'asseoir à mes côtés, se frottant à ma jambe. *Eh ben, aujourd’hui c’est ton jour de chance ! Rien de cassé ?*, me demanda mon affilié. Je lui fis signe que tout allait bien.

”-Hum… Désolée… Je… Je suis vraiment… maladroite… Mais... Votre… Enfin, ta… “

Je voulais lui dire que j’avais trouvé sa métamorphose magnifique, mais je me demandais s’il fallait que je la vouvoie ou la tutoie. Elle aussi semblait hésiter, car elle passait de l’un à l’autre, peut-être sans s’en rendre compte d’ailleurs. *Demande-lui si tu peux la tutoyer, ça sera plus simple. C’est comme ça que ça marche quand on rencontre d’autres personnes, tu es sur la bonne voie, Lola.*, me conseilla ma chatte noire. Bon, après tout j’avais bien trouvé le courage de prendre la parole quelques instants plus tôt, alors pourquoi ne pas continuer ?

”- Je… Je ne sais pas si je dois vous… tutoyer… ou… vous vouvoyer… Comme… vous passez… de l’un à l’autre… Je voulais vous dire… que… je trouve votre transformation… impressionnante… et votre forme Dragon… superbe.”

Suite à cela, elle répondit à mes questions concernant ses relations avec les Elfes :

"Je n'étais pas encore née quand les Elfes et les Fées ont commencé à se disputer. La guerre est millénaire. Huit siècles de vie ne suffisent pas pour connaître le début de la guerre entre les Elfes et les Fées. Et concernant les regards et les paroles à cause de mes relations que j'ai eu avec des Elfes, dis-toi que ce n'est pas grand chose, qu'au fond, ce que tu dois subir n'est pas grand chose. Car à l'époque où je vivais avec les humains, l'homosexualité était interdite, considérée comme crime contre-nature et passible de la peine de mort. Je suis homosexuelle, et je ne peux pas aimer les hommes. Donc, quand j'étais en couple avec une humaine, c'était se cacher ou mourir. Mais on finit par découvrir notre cachette et j'ai été exécutée, brûlée vive. Donc, les moqueries ne valent que peu par rapport à la peine de mort qui plane sur la tête."

Elle venait de me livrer beaucoup d’informations sur elle-même, sans que je lui ai posé beaucoup de questions personnelles. Elle parlait avec un tel naturel d’elle-même que j’en étais impressionnée. Elle osait se dévoiler aux autres sans crainte d’être jugée, alors que moi, pauvre imbécile que j’étais, j’en étais incapable, totalement paniquée par ce qu’on pensait de moi, pétrifiée par la timidité et la gêne.

Sur le fond, j’apprenais beaucoup de choses sur Ketra. Une histoire assez difficile, teintée d’interdits et de peines. Son début de vie n’avait pas été des plus faciles. Elle avait vécu avec les Humains dans ses premières années, à l’époque du Moyen-âge. Mais elle était homosexuelle et ce simple fait l’avait fait exécutée. Je ne savais pas trop quoi répondre à cela. Je me sentais tellement minuscule, tellement insignifiante après cela… Oui, elle avait raison, mes problèmes étaient bien peu de choses par rapport à ça. Comme je ne réagissais pas et que je gardai la tête baissée, réfléchissant à ce qu’elle avait dit, ce fut Yuka qui répondit la première :

”- Je vois que vous n’avez pas eu un début de vie facile. Mais ne pensez-vous pas que vivre une vie sans joie, sans que personne ne s’occupe de vous, c’est un peu comme être mort de l’intérieur ? Vivre dans le rejet et l’indifférence, ce n’est pas agréable non plus.

- Yuka, arrête ! Je suis désolée… Elle n’aurait pas dû dire ça… En réalité… Je ne sais pas quoi dire… C’est… c’est horrible ce qui vous est arrivé… Je ne peux pas… imaginer… ce que vous avez enduré… Mais… je comprends… à quel point ça a dû être… difficile… Être brûlée vive… juste pour avoir aimé… Ce n’est pas juste… Quand on traverse ça… c’est vrai qu’à côté… le reste, ce n’est pas grand chose...”

J’avais compris où Yuka voulait en venir avec ses insinuations, mais je ne tenais vraiment pas à ce qu’on parle de moi, surtout si c’était pour me plaindre. J’avais préféré l’arrêter avant qu’elle ne vexe la Fée. J’avais l’impression que mon affilié n’était pas d’accord avec notre interlocutrice. Elle devait penser que certaines situations étaient tout aussi pénibles à vivre que ce que l’immortelle avait vécu.

L’immortelle m’avait montré sa transformation en Dragon Argent, chose que je n’avais jamais vu. Je ne connaissais pas de Dragon jusqu’ici. Qui plus est, sa couleur argenté était magnifique. Et comme je m’y attendais, elle maîtrisait parfaitement sa transformation, cela ne lui faisait pas mal. Mais comme j’aurais pu le prévoir, j’étais tombée une fois de plus par maladresse. Je m’étais relevée très vite, c’était une habitude chez moi. Tout était prétexte à la chute. Mais passons… Sa dé-transformation fut tout aussi rapide. Elle retrouva son apparence humaine en quelques secondes. Je lui avais demandé si je devais la tutoyer ou la vouvoyer, question à laquelle elle me répondit :

"Merci. Peu importe, que vous me tutoyez ou me vouvoyez, cela m'est égal."

C’était une réponse mi-figue mi-raisin. Dans le doute, j’allais continuer à la vouvoyer, elle était mon aînée après tout. À ses yeux, je n’étais encore qu’une enfant. Elle, c’était une adulte, une vraie, avec l’expérience de vie qui va avec et la maturité nécessaire pour affronter la vie. Nous étions à des années lumières l’une de l’autre. Nous n’affrontions pas le quotidien de la même manière. Elle était passée par de terribles épreuves dans sa jeunesse. Elle était morte à cause de son homosexualité. À côté, ce que je vivais n’était pas grand chose. Et pourtant, contrairement à Ketra, je ne trouvais pas le courage de me relever et d’avancer. Je continuais à faire du sur-place, tous les jours. Chaque jour, je m’enfonçais un peu plus dans la bêtise. Ketra avait été ressuscitée et elle savait la valeur de la vie désormais. Elle prenait les choses différemment. Elle avançait chaque jour avec force et courage.

Yuka avait jugé utile de prendre la parole à ma place, vu que j’étais perdue dans mes pensées. Mais son intervention m’avait plus gêné qu’autre chose. Elle semblait d’un avis inverse à celui de notre interlocutrice. Mais je trouvais indécent d’oser comparer ma situation à la sienne. Ce qu’elle avait vécu était clairement pire que moi. Ma chatte s’insurgea et se lança dans un monologue télépathique.

*Lola, y’a pas de comparaison à faire. Vous avez une expérience de vie différente, c’est tout. Ta vie n’est pas facile, celle de Ketra non plus, mais dans un sens différent. Je ne sais pas si j’ai raison ou pas, mais j’ai l’impression qu’elle veut te faire passer un message. Et je ne suis pas d’accord avec le contenu de ce message. Dire que ce que tu as vécu et vis n’est rien, je trouve que c’est exagéré. Là où elle a raison, c’est que malgré tout, tu dois continuer d’avancer et bâtir ton avenir petit à petit. Voilà pourquoi j’ai réagi.*

Alors là, je ne savais pas quoi lui répondre. De toute façon, quoi que je dise, je ne gagnerai pas contre mon affilié. Elle était têtue. Enfin bref. Après avoir dit à quel point je trouvais cela horrible, Ketra resta silencieuse. Yuka l’avait probablement vexé avec ses insinuations… Toujours est-il que l’immortelle n’y répondit pas. Sans doute préférait-elle l’ignorer, car cela la blessait ? La petite chatte se mit debout et nous tourna le dos. Ça y est, madame était vexée. Vraiment, il lui en fallait bien peu. Elle se dirigea vers l’arbre le plus proche et grimpa sur la branche la plus basse pour s’y allonger.

*Yuka, qu’est-ce que tu fais ? Tu ne vas pas me dire que tu es vexée pour si peu ?*
*Cette fée ne veut pas comprendre ta situation, ça m’énerve. Mais bon, continue de discuter avec elle, essaie de comprendre sa vie. Ça pourrait être bénéfique pour toi. Peut-être que tu comprendras d’où elle tire sa force et que ça pourra te servir d’exemple.*

Je n’insistais pas, ça ne servirait à rien. Qu’elle boude si ça la chante après tout… Ceci dit, je devais dire quelque chose, car le blanc qui s’était installé commençait à devenir malaisant. Je pris mon courage à deux mains pour parler la première et oser lui poser des questions timidement, le coeur battant et les mains moites :

”- Euh… Je… Je me demandais… Pourquoi… Pourquoi vous avez vécu.... avec les Humains ? Vous… vous êtes… née sur Terre ? Comment… comment avez-vous pu… mourir brûlée… malgré votre… immortalité ?”

Sans doute avais-je été trop curieuse et trop indiscrète avec mes questions… Je tentai de rectifier le tir, rougissant et bégayant de plus belle :

”- Je m’excuse… si… mes questions… sont… trop… indiscrètes… Je… ça… m’intriguait… c’est tout…”

Et voilà que Mademoiselle Yuka était partie bouder dans son coin, sur sa branche d’arbre. Ce qu’elle pouvait être susceptible quelques fois… C’était elle qui avait abordé les sujets qui fâchent et après elle venait se plaindre qu’on l’ignorait. Elle était bizarre quand même. Mais malgré tout, elle restait ma plus fidèle alliée, celle qui me suivait et me soutenait toujours quoi que je fasse. Je l’aimais malgré son caractère de cochon. Mais pour le coup, je dois bien avouer qu’elle ne m’aidait pas beaucoup, en plus de paraître malpolie aux yeux de notre interlocutrice.

Devant le silence malaisant qui s’était installé, j’avais tenté de reprendre la parole de façon maladroite, en posant des questions un peu plus personnelles sur elle-même. Ceci dit, jusqu’ici, elle ne semblait pas s’offusquer de ma timidité, ni même des questions que je lui posais. Elle semblait vraiment disposée à partager son expérience de vie. Elle ne faisait en tout cas pas de mystère sur sa personne, contrairement à beaucoup d’autres. Quelque part, c’était agréable de pouvoir parler sans se poser de barrière. En tout cas, je pouvais lui poser n’importe quelle question sans qu’elle le prenne mal. Et je n’étais pas le sujet de discussion, ce qui m’arrangeait encore plus vu que je n’aimais pas parler de moi.

"Ce n'est rien. En fait, quand j'avais sept ans, mes parents m'emmenaient sur Terre. Cependant, je ne sais pas ce que j'ai reçu, mais je me suis évanouie et quand je me réveillais, j'étais amnésique. Je ne savais donc plus où j'étais née, où j'étais, ni même qui j'étais. Donc je ne suis pas née sur Terre, mais au Sanctuaire. Et pour ce qui est de mon immortalité, cela ne concerne que le temps. Je peux vivre des millénaires, mais je ne peux pas survivre à une pendaison."

Me répondit la Fée Dragon. La question sur l’immortalité était bête en fin de compte. Je rougis devant sa réponse à cette interrogation stupide. J’aurais dû m’en douter… Mais c’était la première fois que je rencontrais une immortelle, alors je suppose que j’étais impressionnée, voilà tout. Pour le reste, elle avait une histoire complexe, mais intéressante. Je ne voulais pas dire par là qu’elle avait de la chance, car elle m’avait expliqué plus tôt ce qu’elle avait dû subir. Ceci dit… tout ce qu’elle avait traversé l’avait endurci et lui permettait d’avoir une expérience riche, qui lui donnait une grande maturité. Au fond, elle prenait les choses différemment maintenant.

Je me posais encore quelques questions sur elle. Cela ne lui faisait-il rien de parler de son passé ? Elle avait arrêté d’en souffrir ? Ou cela lui provoquait-il toujours un pincement au coeur ? Est-ce que je devais continuer à l’interroger sur sa vie ? *Là c’est toi qui te pose trop de questions Lola. Elle te répond, donc profite-en. Continue tant qu’elle est disposée à te parler. Elle a une vie elle-aussi, elle n’a peut-être pas toute la journée à t’accorder.*, m’intima Yuka, à qui mes pensées n’échappaient pas. Bon alors… poussée par les encouragements de mon affilié, je décidai de continuer mon “enquête”. Je respirai un bon coup, avant de prendre la parole de nouveau :

”- Euh.. Je… Je… me posai encore… des questions sur vous… Votre immortalité… vous la tenez… d’un de vos parents ? Comment… avez-vous… retrouvé la mémoire ? C’est quand… vous avez retrouvé vos souvenirs… que vous avez décidé… de revenir vivre au… Sanctuaire ? Avez-vous… retrouvé vos parents… à l’époque ?”

J’avais fait de gros efforts pour essayer de rester calme, mais c’était plus fort que moi, je ne savais m’exprimer qu’en bégayant… et ça me désespérait. Avoir passé des années sans vraiment adresser la parole à qui que ce soit avait dû m’ôter de la faculté de communiquer normalement. Ceci dit, j’essayais de poser des questions et je tentai de ne pas m’excuser à tout bout de champ. Je prenais sur moi pour ne pas lui présenter des excuses pour ces questions indiscrètes. À force de m’excuser, elle allait vraiment me trouver pénible, donc il fallait que je me calme là-dessus.

*Alors c’est bien que tu fasses des efforts, Lola. Mais pourquoi tu ne lui poserais pas des questions concernant sa philosophie de vie ? Je pense que savoir ça t’aiderait à comprendre pas mal de choses. Et peut-être même que ça pourra t’inspirer pour te sentir mieux dans ta peau.*
* Oui tu as raison, je n’y avais pas pensé, avec toutes ces émotions… Mais je vais attendre qu’elle réponde au moins à ces questions-là avant de l’assaillir avec de nouvelles*

Il nous arrivait régulièrement de discuter par l’esprit, Yuka et moi. Avoir un affilié créait un lien assez particulier. C’était comme si j’avais toujours quelqu’un qui sondait mes pensées. Ça pouvait paraître assez pénible, mais avoir quelqu’un qui nous comprend mieux que quiconque était un soutien utile au quotidien. Ketra devait comprendre ça, vu qu’elle-même avait un affilié.

Quoi qu’il en soit, les questions qu’elle me suggérait étaient assez judicieuses et je les gardai sous le coude. Je préférai attendre les réponses de mon interlocutrice avant de l’interroger à nouveau. Mon but n’était pas de l’agresser après tout.

Je parlais, je parlais… et je posais beaucoup de questions, plus qu’à mon habitude. J’étais d’ordinaire timide et communiquer avec les autres me mettait mal à l’aise. J’avais toujours cette crainte de paraître ridicule et d’attirer une nouvelle fois les moqueries. Mais aujourd’hui, mes efforts semblaient payants. Je n’étais pas devenue la cible d’une nouvelle humiliation. Au contraire, même quand l’immortelle avait appris ma double-race, elle était restée sympathique, sans a-priori. Et alors même que je me montrais curieuse, elle continuait de me répondre sans s’énerver et sans montrer le moindre signe de fatigue. Ou alors peut-être qu’elle cachait très bien ses émotions ?

Cette fois-ci, je lui posais des questions sur ses parents et sa mémoire disparue. Au fond, j’avais quand même peur de la blesser en réveillant des souvenirs douloureux, voir même de l’énerver. J’aurais voulu avoir le courage de sonder son visage pour observer ses réactions et ainsi voir si je l’ennuyais. Mais comme d’habitude, je n’osais pas la fixer au-dessus du menton, de peur de paraître mal-élevée. Alors je me contentai d’imaginer ce qu’elle pouvait ressentir au timbre de sa voix. Cette fois-ci, comme tout à l’heure, elle me répondit calmement, sans exprimer d’émotion particulière :

”- Ma nature de sang-mêlée Fée et Dragon Argent me rend immortelle. Donc, oui, je tiens mon immortalité de mes parents. Cependant, je n'ai jamais su s'ils sont immortels aussi. Je ne sais pas s'ils sont aussi sang-mêlés, et j'ignore à quoi ils ressemblent. Tout est flou avant que je sois retrouvée sur Terre, c'était juste le vent qui m'a parlé de mon passé, mais je n'ai jamais retrouvé mes souvenirs. Je ne suis pas ressuscitée sur Terre, mais au Sanctuaire. C'est comme ça que je me suis retrouvée au Sanctuaire. Et je n'ai jamais retrouvé mes parents, et étant donné que j'ai toujours ignoré s'ils sont immortels ou pas, je ne les cherche pas. Car s'ils sont mortels, ils doivent être morts et enterrés, tout en croyant que je suis morte de faim, de soif ou de fatigue.

- Oh… C’est triste… de ne pas savoir… qui sont nos parents… et de ne pas se rappeler… son propre passé… Quand vous en parlez… c’est… douloureux ? Je veux dire… évoquer votre passé… ce n’est pas pénible ?”

Je prenais de plus en plus sur moi pour parler et formuler des questions qui montraient mon intérêt pour l’autre, malgré mes mimiques qui trahissaient ma timidité. Je ne désespérais pas d’être capable un jour de tenir une conversation normale avec quelqu’un. Mais pour l’instant, je n’en étais pas capable. Je pouvais tout au plus converser en bégayant et rougissant comme une tomate. *Mais au contraire, c’est très bien Lola. À force tu vas y arriver, mais c’est déjà un bon début.*, m’encouragea Yuka par télépathie. Toujours là pour me remonter le moral.

Dans tous les cas, le temps passait et je n’allais plus rester très longtemps. J’avais vu ce que je voulais voir, même si de base, je n’avais pas cherché à en entrer en contact direct avec la “légende chantante”. Et puis, je suppose que même Ketra devait être occupée, elle n’avait sans doute pas toute la journée pour parler avec une gamine. *C’est le moment de lui demander sa philosophie de vie, tu ne penses pas ? C’est un peu ça que je voulais que tu saches. Pour que ça te serve d’exemple et que ça te motive à aller de l’avant.*, m’intima mon affilié. Elle ne perdait pas le nord… Bon, alors… c’était à moi de prendre la parole de nouveau. Une nouvelle fois, j’inspirai et j’expirai pour me détendre, et osai parler timidement, me triturant les doigts au passage :

”- Euh… je… je voulais savoir… Malgré toutes les épreuves… comment… comment vous surmontez vos peines ? Comment… faites-vous pour… être aussi… forte ? Qu’est-ce qui vous… permet d’aller… de l’avant ?”

Bon, voilà, c’était fait, j’avais réussi une nouvelle fois. Communiquer, c’était difficile, mais en prenant sur moi, ça passait. Ma chatte, bien qu’ayant l’air peinarde sur son perchoir, m’observait et sondait mon esprit. Je compris qu’elle était très contente et satisfaite des efforts que j’avais fourni. Elle guettait elle-aussi la réponse de la Fée Dragon, en quête d’un élément qui pourrait m’être utile et me servir à me sentir mieux au quotidien.

Moi-même, je réfléchissais à ce qu’elle allait pouvoir me dire. Je me disais qu’après avoir traversé la mort, elle voyait sans aucun doute la vie différemment. Elle voyait peut-être la vie comme un cadeau plutôt qu’un fardeau. Sans doute que son immortalité aussi changeait pas mal la donne. Quand on a des siècles de vie devant soi, ça doit être plus facile de relativiser ses erreurs. Car après tout, on rattrapait plus facilement ses fautes quand on avait plus de temps devant soi. Et une longue vie permettait de prendre le temps de faire beaucoup d’introspection, de philosopher davantage.

Après avoir longuement abordé le sujet épineux de la vie de Ketra, nous en arrivions à sa philosophie de vie. C’était en fait ça qui intéressait le plus Yuka. C’était surtout pour ça qu’elle m’avait amené ici. Elle espérait ainsi que je comprenne beaucoup de choses, et que j’arrive à relativiser. A chaque rencontre, elle souhaitait que je surmonte ma timidité, et c’était plus facile à dire qu’à faire. Cependant, je pense que j’avais fait pas mal d’efforts aujourd’hui. Prendre la parole en face d’une personne à l’expérience de vie si vaste était vraiment compliqué. Je me sentais insignifiante. *Pourquoi il faut toujours que tu te rabaisses ? Chaque vie est différente, tu n’es pas inférieure à elle. Vous avez les mêmes droits, vous êtes juste différentes. La différence est ce qui fait la force du Sanctuaire.*, me gronda mon affilié, qui sur ce point n’était jamais d’accord avec moi. Avec elle, il fallait constamment que je fasse attention à mes pensées. Quelque part, ça me forcait à arrêter de tout voir en noir. J’avais de la chance d’être tombée sur elle en guise d’affilié.

Mais bref, à chaque fois qu’elle évoquait son passé douloureux, j’avais comme un pincement au coeur pour elle. Elle en parlait avec tellement de facilités, c’était déroutant. D’ailleurs, je lui en avais fait la remarque, lui demandant si ce n’était pas douloureux d’en parler.

”Non, j'ai fini par m'y habituer. En 800 ans de vie, certains des souvenirs douloureux peuvent être supportables. Me dire que je ne connais pas mes parents n'est plus aussi douloureux qu'il y a huit siècles. Et l'évoquer est devenu naturel chez moi."

Être immortelle changeait pas mal la donne, j’avais l’impression. Avoir tout le temps du monde devant soi aidait apparemment à relativiser ses peines. Le temps aidait toujours à cicatriser. C’était encore plus vrai avec la Fée-Dragon. Ceci dit, nous n’avions pas la même espérance de vie… Arriverais-je à affronter mes propres démons avec mon espérance de vie plus réduite que la sienne ? *Je t’y aiderai et je te botterai les fesses si tu as le malheur de baisser les bras.*, me “rassura” Yuka à sa manière. Bon, ceci dit, j’avais encore au minimum 50 à 60 ans devant moi… cela devrait suffire, non ?

Et ainsi, nous passions à sa philosophie de vie, qu’elle me décrivit ainsi :

"J'ai vécu dans une époque où on fait subir des atrocités pour une question de religion. J'ai vécu dans une époque où la religion déformée me faisait considérer comme un monstre à cause de ma nature. J'ai été trahie par un homme que je considérais comme mon grand frère, et cette trahison m'a tuée. J'ai vécu dans une époque où j'ai subi une souffrance atroce, une exécution infâme et injuste par le seul fait d'aimer. Et j'ai été ressuscitée en tant qu'Ange. C'est là que j'ai découvert ma nature, et en tant qu'immortelle, je peux surmonter toutes les peines que je puisse subir, en promettant à moi-même de ne jamais mettre fin à mes jours. Et la seule crainte que peut subir un immortel, c'est le fait que la vie ne puisse plus lui surprendre. Se faire surprendre par la vie signifie qu'il y a encore tant à découvrir, même dans une si longue vie. Et c'est la découverte qui me fait continuer à vivre."

Ses paroles me donnaient matière à réfléchir. Et comme tout à l’heure, mon impression se confirma. Son statut d’immortelle l’aidait à beaucoup de choses. Le temps lui avait permis de cicatriser, et la mort lui avait permis de comprendre à quel point la vie était précieuse. Après son exécution, sa vie lui avait semblé différente. Les épreuves lui avaient paru plus faciles à encaisser. *Tu ne te concentres pas sur la bonne chose. Le plus intéressant, c’est surtout le fait que la vie est remplie de découvertes. C’est plutôt là-dessus que tu devrais réfléchir.*, me fit part ma chatte. Oui, elle n’avait pas tort… Alors ainsi, je devais plutôt croire que j’avais encore trop de choses à voir pour me démoraliser. Et tout ce que j’avais déjà vécu… devait plutôt me servir de moteur pour avancer ? Je devais faire de mon vécu une force ?

*Lola, remercie-la au moins. Et n’oublie pas, n’abuse pas de son temps… même si elle en a beaucoup devant elle, elle a une vie comme tout le monde et d’autres occupations.*, me reprit Yuka. Où avais-je la tête ? C’était vrai ça ! Je repris alors la parole, bégayant à cause de la précipitation avec laquelle je m’exprimai :

”- Oh euh… Je… Merci beaucoup pour… vos conseils ! Je… Vous m’avez donné matière à réfléchir… Je… Je ne vais pas… abuser plus de votre temps… Les épreuves… vous ont endurci et le temps… vous a permis de tout surmonter… Et… la découverte… est le moteur de votre vie. En rencontrant de nouvelles personnes… vous apprenez aussi beaucoup, non ? C’est… une découverte quelque part ?”

Et voilà que j’abusais encore un peu de son temps… Décidément… Bon, après cet échange, il allait vraiment falloir que je la laisse tranquille. Je repartirai chez moi juste après ça.