fragile control { gwyndolin }

Ce soir, il était au bar, à servir ses clients et ses employés de l'autre côté – à contempler avec satisfaction le désordre ordonné de la soirée décadente qui s'annonçait, pour une fois, bien calme. Il n'y avait pas autant de monde que d'habitude, sûrement car il commençait à faire froid dehors et que la rentrée s'annonçait pour tout le monde. Peut-être allait-il fermer plus tôt, virer le poivrot qui était déjà là depuis des heures à étendre son malheur à l'échelle nationale, comme si le monde entier souffrait des mêmes maux que lui.

Pathétique. Mais attendrissant.
Tellement que Darragh le considérait comme sa mascotte.
Le vrai guerrier du Bar'gnarök.

Il sourit à cette pensée, lui ressert un verre en lui lançant une boutade qu'il aura oublié le lendemain et retourne à sa plonge lorsque son regard se lève vers la porte qui s'ouvre. Sa gueule mortifiée arrache un sourire à Darragh qui ne la quitte plus des yeux, un sourcil haussé, et les yeux détaillant ses courbes dévorées par les tissus qui les enveloppent. Gwyndolin, de son élégance déchirée, de sa grâce morte comme une œuvre incomprise, avait pénétré dans l'établissement sans qu'aucun ne se retourne sur sa personne sinon le patron et une des serveuses qui l'avait saluée.

Lorsqu'elle parvint au bar, il lui adressa enfin son sourire.

« —  Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vue ici, Gwynd. »

Il marqua une pause. En vérité il ne savait pas exactement. Les soirées se ressemblaient toutes et il était à son bar six soirs par semaine. Elle aurait pu être là une semaine auparavant qu'il aurait pu le compter comme un mois entier. Il haussa les épaules et s'appuya contre le bar, se rapprochant vaguement d'elle.

« — Qu'est-ce que je te sers? »

C'était un début de soirée tout à fait normal, elle s'était réveillée il n'y a qu'une petite heure, son rythme de sommeil détruit par ses trop nombreuses nuits blanches dans son atelier.
Rien à faire, et personne à voir, elle s'était mise en tête de partir errer dans les rues, avec son joint au bord des lèvres.
Il parait que les balades ça aide à réfléchir.
Longeant les murs, évitant la lumière fébrile des torches qui éclair les étroites ruelles, elle arrive malgré elle sur le seuil du Bar'gnarok.
Hésitant un instant entre rentrer et sortir son carnet pour dessiner la façade, elle opta finalement pour l'option la plus confortable... et alcoolisée.

Elle entre dans le bar, poussant de manière nonchalante la lourde porte en bois, toujours avec son joint aux lèvres, qui s'est éteint avec le temps.

Jetant un rapide coup d’œil à la salle, elle croise le regard d'une serveuse qui la salue, elle ne prend pas la peine de répondre autre chose qu'un léger hochement de la tête avant de se diriger vers le comptoir derrière lequel se tient Darragh, qui a déjà posé ses yeux noir de jais sur elle.


« —  Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vue ici, Gwynd. »

ça fait si longtemps que ça ? Qui sait ? Avec tout les black out dus à ses consommations, elle ne sait même plus quel jour on est, où même si ce qu'elle a fait la veille était bien réel ou juste un rêve.

« —  Qu'est-ce que je te sers?

Elle balaye du regard les différentes bouteilles disposées derrière le comptoir, cherchant une révélation, une lumière, un breuvage qui lui ferait envie.
Ne trouvant rien à son gout, elle fixe le barman, un léger sourire en coin se dessinant sur son visage.

« — N'importe quoi qui n'est pas hors de prix, surprend moi, cette soirée est déjà trop ennuyante.»

Après ces mots, ne lui laissant pas le temps de répondre, elle sort instantanément un carnet à croquis de son sac et saisit le crayon qu'elle avait laissé sur son oreille, Gratte frénétiquement ses taches de peintures sur le dos.

« — Bouge pas trop par contre pendant que tu me sers, j'ai horreur des sujets qui ont la tremblote.»

Ne lâchant qu'un soupir amusé, Darragh se retourne, cherchant dans ses bouteilles de quoi satisfaire sa nouvelle cliente qui est en train, quand à elle, de le dessiner rapidement.
Étudiant ses courbes, ses formes, comment ses muscles sont dessinés sous ses vêtements, les mèches aléatoires et négligées de ses cheveux... Elle doit tout retranscrire.

Gwyndolin avait toujours ce quelque chose de mystérieux, fascinant – un peu à côté de ses pompes, à côté de la plaque, à côté de tout – en parfait décadence avec le monde qui l'entourait. Et comme tout homme qui la regardait, Darragh la trouvait, lui aussi, fascinante – autant dans son élégance que dans sa manière frigide d'exister au travers d'un univers singulier. Un sourire éclaircit son faciès, et il se retourna, cherchant dans ses bouteilles – il lui sortit une bouteille de rhum qu'on lui avait ramené de la Terre, du Mexique précisément.

On avait beau dire, les Hommes faisaient des alcools délicieux.

« — Ne t'embête pas pour le prix, c'est offert par la maison. »

Il adressa une oeillade à son cahier à dessins, et son visage apaisé décrivait alors une forme de respect qu'il avait pour le talent. Il aurait aimé pouvoir se réfugier dans un hobby, une passion – il aurait aimé avoir du talent en quelque chose comme la musique ou la photographie, il aurait aimé avoir du talent tout court mais Darragh, il se considérait comme un raté.

Un raté qui avait réussi dans la vie grâce à son décès. Quelle ironie.

« — Tu ne t'en sépares jamais? »

Il rit, parce que ça lui est égal. Mais dans ses souvenirs, il ne l'avait jamais vue sans son carnet à dessins. Il mit un point d'honneur à rester le plus immobile possible, lui servant son verre. Il s'appuya contre le bar, adressant un bref regard au serveur qui prit le relais derrière lui.

« — Tu crois que tu pourrais m'apprendre ? »

Il sourit et son regard s'intensifie – c'était une sorte de défi, car il savait qu'il était un élève pathétique et que même si il travaillait à l'anatomie de son dessin pendant des mois, il finirait toujours par faire des Messieurs Patate.