Tu clignes des yeux. Papillonnant un instant des paupières, tu te pinces les lèvres. Il avait osé. Il avait osé te traiter de petite fille effrayée. Ton regard s’assombrit d’un coup et ton souffle doucement t’effleure le bout de tes lèvres à peine humides. Si lorsque tu étais petite, il ne se prenait que des couinements plaintifs, tu n’en demeurais pas moins inchangée aujourd’hui. Après tout, il était et est toujours le seul à oser te tenir tête. Au fond, ça dissuadait bien vite ta compagnie de savoir qu’à tout moment, un tigre pouvait leur sauter à la gorge. Sauf que Junpei restait calme, le regard dans le vide, sage, assis où il s’était arrêté. Supposant qu’il y aurait du mouvement, il demeure impassible. Tu aurais pu lever la main, le poing, la voix, mais rien. Rien ne sort. Tu le transperces juste de ton regard, outrée, peut-être un poil vexée même si tu comprenais bien son attitude. N’avait-il donc pas changé ? Pas d’un poil ? Si ce n’est qu’il était devenu plus con ?
Tu fermes les yeux un instant et te mets à marcher, grognant entre tes dents. Tu carres les épaules, comme pour te brusquer. Ta carrure entière lui prouvait que tu ruminais, intérieurement. Tu n’étais pas une petite fille effrayée. Tu n’avais pas peur. De rien. Ni de lui, ni des vampires. Tu n’avais pas peur d’affronter leur regard étincelant. Tu n’avais pas peur de lui attraper la main dans la rue, alors qu’il ne voulait plus de toi. Tu n’avais pas eu peur, jamais, pas comme lui. Lui qui toujours s’était défilé. Tu ravales ta salive. C’était un peu trop pour répondre à une maigre vanne sortie dans le tas. Ton but n’était pas de le blesser, au fond, si ? Peut-être que si.
La chochotte qui m’a fui pendant des années elle a rien à dire à la petite fille effrayée.
Comme si tu n’étais qu’un vulgaire chien à qui on envoie la balle et qui la rend sans se faire prier, tu réponds. Tu te renfrognes aussitôt en te rendant compte de ton erreur. Pourquoi était-il différent en ça ? Pourquoi était-il finalement différent en tout ? Toujours ? Si autour de toi les autres tentaient de t’atteindre, tu demeurais stoïque. Si autour de toi, les autres tentaient de te faire tituber, tu restais droite. Parce que c’était dans ta nature, de tous les regarder de haut et de ne faire attention qu’à ta propre image, ta propre estime. C’était dans ta nature parce que tu avais été élevée comme ça, à marcher sur les fourmis qui grouillaient à tes pieds, à les ignorer pour ne pas voir que tu te salissais les pieds. Alors pourquoi la fourmi qu’il était devenu ne pouvait pas se résumer à l’état de fourmi, comme tous les autres ? Tu soupires doucement et marmonnes un Pardon un peu déplacé avant de continuer de marcher, tentant de retrouver ton chemin.
Sans vraiment réfléchir étant donné que c’était Junpei qui te guidait de ses seules pensées, tu avais fini par quitter les ruelles sombres, vérifiant de temps en temps que Rei te suivait toujours. Après tout, il était hors de question qu’il parte aussi tôt alors que tu venais à peine de le retrouver. Il était hors de question qu’il te glisse à nouveau entre les doigts alors que tu sentais à peine ton souffle l’effleurer. Il était hors de question que ses yeux t’échappent à nouveau, que sa voix ne soit plus qu’un souvenir. Tu voulais le garder, près de toi, justement parce qu’il était celui qui te faisait sourire et râler. Justement parce qu’il était celui qui avec toi jouait au grenier.
Où est-ce que tu vis, depuis que tu es parti ? Pas dans la rue, quand-même.. ?
Te rendant compte qu’au fond, tu ne savais rien de lui, tu commençais à t’intéresser son mode de vie. Si ses parents étaient morts, leur argent, lui était-il revenu ? Ou avait-il sombré aux mains des notaires et avocats ? Qu’étaient devenus ses domestiques ? Morts avec ? Des tas de questions se bousculaient, t’éloignant de plus en plus de sa vérité, sa réalité. Comme si plus rien ne le rattachait à ce qu’il était avant.. sauf toi. Tu fermes les yeux un instant, te laisses porter par le rythme de ses pas derrière toi. Tu ne savais même plus qui il était. Tu ne savais même plus ce qu’il était. Alors pourquoi ? Pourquoi avais-tu besoin de lui comme ça ?