Viré. Firenze avait été viré la veille au soir. Il fallait le reconnaître, il avait peut-être un peu exagéré...Transformer en vapeur d'eau le pied du lit dans lequel dormait Araon, et envoyer une armée d'automates-araignées dans la chambre de Mélira pouvait être une réaction légèrement démesurée à l'encontre d'une colère injustifiée du maître de maison alors que le garçonnet n'avait rien fait de mal, il était même en train de préparer des pancakes pour toute la famille quand il avait été le récipiendaire d'une paire de gifles qui l'avaient envoyé balader contre le carrelage de la gigantesque cuisine. Il n'avait pas compris un traître mot de ce qu'on lui reprochait, et se contrôlait à grand peine pour ne pas répondre directement à l'agression en règle à laquelle il venait de tâter. Sa vengeance de la nuit n'avait pas beaucoup plu aux maîtres de maison, mais la seule a avoir semblé témoigné de l'affection pour lui semblait ne pas désapprouver son acte...Il faut dire qu'Adamante aussi reprochait leur attitude dirigiste à ses parents.

C'est donc sans gite ni couvert établi que Firenze avait du trouver, à l'abri d'un kiosque de fer forgé et de pierres en lévitation, un banc pour s'allonger. Il n'était jamais sorti officiellement du manoir qu'à de très rares exceptions, et Chloris était le seul endroit qu'il connaissait à peu pres de tout Sanctuary of Heart, d'où l'intérêt qu'il avait à trouver un endroit où dormir dans cette zone. Juste après s'être contenté d'un repas frugal de quelques fruits sec chapardés avant son départ, il s'était installé sur ce banc, sa veste rapiécée sur les épaules, et s'était endormi à la pâleur bienveillante d'une lune d'automne dans un ciel sans étoiles. Sa dernière pensée s'en était allée vers Adamante qui l'avait toujours apprécié et qu'il laissait seul à cause d'une bêtise...Le grand avantage dont il jouissait était son sommeil de plomb. Ni les flashs agressifs des éclairs répétés ni les lugubres craquements démentiels d'un tonnerre déchaîné n'avaient su le réveiller, et à défaut d'être d'une beauté sans pareille, sa veste, aussi rapiécée que possible, était encore sèche et chaude. Firenze fut réveillé aux alentours de neuf heures et demie par une main posée sur son épaule et qui le secouait doucement...Neuf heures et demie...Tous les matins à cette heure là, il était debout et préparait une assiette de pancakes qu'il montait au premier étage, dans une assiette de porcelaine fine reposant sur un joli plateau d'argent, jusqu'à la chambre d'Adamante, qui l'accueillait toujours avec plaisir, assise dans son lit, jambes repliées contre sa poitrine, un petit sourire sur les lèvres, et ils discutaient de leur journée de la veille durant une petite dizaine de minutes...Il n'aurait plus l'occasion de faire ça...Alors qu'il ouvrit les yeux doucement, cette seule pensée lui noua la gorge et l'empêcha de répondre tout de suite à la voix qui s'adressait à lui.

- Ouf t’es réveillé. Moi c’est Abygaëlle. Est-ce que tu vas bien ? T’as l’air mal au point.

-J...Euh...B-bonjour...Je...vais bien, merci, j'étais...juste fatigué...Je m'appelle Firenze...

L'image d'une armée de pancakes, dansant sur une assiette au petit matin, trempant dans du sirop d'érable embrumait l'esprit de Firenze à tel point qu'il bégayait d'une manière plus qu'absurde. En règle générale, il était réveillé par une sonnerie des plus stridentes et désagréables qui lui vrillait les oreilles, et se voir réveiller par quelques secousses plus délicates que ce son détestable qui ferait crouler les murs de Jericho n'était pas dans ses habitudes. D'autant qu'une jeune fille était penchée presque sur lui...Et ça, ça le gênait plus qu'autre chose, dans le bon sens du terme. Dans la catégorie timide, il fallait dire ce qui était, Firenze était concurrent à la palme d'or. Ses joues rougirent lorsqu'il ouvrit la bouche pour parler, une fine poussière dorée semblant tomber du ciel et traverser le plafond du kiosque vint se poser sur lui et sur son interlocutrice. Alors qu'il se rendait compte de ce qu'il se passait, il émit un son court, grave, mesuré pour n'être qu'à peine audible, transformant rapidement la poudre d'étoile en chacune des composantes de l'air ambiant afin qu'elle se volatilise. Il faut dire qu'a chaque manifestation de surprise ou de timidité, ça devenait pesant, cette apparition de poussière brillante...enfin. Il termina sur un raclement de gorge d'une discrétion laissant à désirer, juste pour camoufler son don. Firenze n'avait pas envie d'être a nouveau exploité.

La n'était pas la question : replongeons nous sur l'environnement actuel du garçonnet aux cheveux blonds, qui se composait donc d'un ciel d'orage noir d'encre zébré par intermittences irrégulières d'éclairs dont la couleur variait du blanc au violet très clair, d'une plaine détrempée, d'un tas de cailloux aux pieds du banc...Et d'une fille aux cheveux noirs absolument trempée, des pieds à la tête. Elle grelottait de froid, son sac en partie déchiré posé à côté d'elle. Abygaëlle, puisque c'était son nom, avait un visage d'une finesse rare, et de grands yeux améthyste...Tout à fait différente de la seule jeune fille qu'il avait vue jusqu'à présent. Adamante était plus petite qu'Abygaelle, ressemblait à une véritable furie rousse, et avait des yeux couleur d'émeraude dans lesquels Firenze adorait se perdre. Il ne pouvait pas se permettre d'essayer de fixer cette jeune fille comme un alien (alors que c'était la seule chose qu'il savait faire quand il rencontrait des gens), et opta pour la solution de facilité : engager la conversation.

-C'est p...plutot moi qui devrais vous demander si vous allez bien, vous êtes trempée...Vous voulez peut etre vous sécher?

Firenze se saisit de deux pierres, renversant sa veste sur le dos du banc au passage, et interrogea Abygaelle du regard. Il n'avait jamais tutoyé quelqu'un. Il doutait même qu'il existât, en un lieu, en un monde, en un univers, même, une quelconque forme de conjugaison que l'on appellerait « deuxième personne du singulier ». Dans la demeure d'Araon et de Melira,  il était de mise de vouvoyer tout le monde, qui que ce soit, quelque soit son rang, et ça, Firenze l'avait enregistré très jeune, dès la première paire de claques. Araon et sa délicatesse auraient du être légendaires s'ils s'étaient fait connaître à l'extérieur de l'enceinte du manoir. Un caillou dans chaque main, le jeune homme observait Abygaelle avec attention, en attente d'une réponse. Effectivement, la jeune femme, pour sa part, était tout ce qu'il existe de plus trempée, des pieds à la tête, de la tête aux pieds. Firenze pencha la tête de côté, comme pour appuyer sa question, comme il avait appris à le faire en observant patiemment Adamante. Il avait seulement oublié un détail. « Sécher quelqu'un avec des cailloux », ça pouvait avoir deux sens...