through thick and thin ✰ (rhéoz)

C’était une journée plutôt belle, objectivement parlant.
Le soleil brillait, le ciel était d’un bleu éclatant, ponctué de quelques nuages blancs et cotonneux qui venaient par moment apporter un peu d’ombre sans jamais vraiment atténuer la beauté de ce spectacle de la nature.
Felix aurait aimé ce genre de journée, elle ne pu s’empêcher de songer.
Rhéa tira d’un geste maladroit sur les bords de sa jupe et baissa le nez. Devant elle, à quelques mètres plus loin, deux grands trous dans lesquels on descendait à l’aide de cordes les cercueils respectifs des jumeaux Jagger. Peut-être qu’elle était encore en plein déni mais elle n’arrivait décidément pas à se faire à l’idée qu’à l’intérieur de ces grosses caisses de bois ciré gisaient les corps des deux garçons –surtout celui de Felix en fait, puisqu’elle le connaissait bien plus que Feofan.
À vrai dire elle l’avait assez côtoyé pour le considérer comme son meilleur ami.
C’était impossible de se dire qu’il était plus là. Elle s’attendait presque encore à le voir se relever d’un bond du cercueil à moitié enterré en hurlant de rire –et en déstabilisant les fossoyeurs au passage ce qui les ferait tomber comme des imbéciles– hilare d’avoir pu les embobiner tous aussi longtemps avec sa blague à deux balles. L’image s’inscrit un instant dans sa tête, et elle eu un maigre sourire qui s’évapora dès que la première pelletée de terre fut balancée dans le trou.
Il est mort, Rhéa.
C’est pas l’heure de rigoler.
Pourtant, les larmes n’avaient pas l’air décidées à couler maintenant.

Le reste de la cérémonie lui passa un peu au dessus de la tête. Chacun s’avança tour à tour pour jeter une fleur dans chaque tombe et murmurer quelques mots en l’honneur des défunts si le coeur leur en disait –elle avait préféré se taire parce qu’on lui avait toujours dit qu’elle ne savait raconter que des bêtises, et ce n’était pas le moment des bêtises, clairement.
Pourtant elle songeait dans un coin de son esprit qu’elle serait un peu triste que personne ne fasse de blague à son propre enterrement pour dérider les visages mornes et tristes de ses proches endeuillés.
Quand les derniers mots furent prononcés, et les dernières pelletées de terre étalées pour reboucher complètement les tombes, on guida l’assemblée qui avait assisté au double enterrement dans une maison non loin –de ce qu’elle avait plus ou moins compris, elle appartenait à des membres de la famille Jagger– où devait se dérouler la réception.
À l’intérieur, on lui offrit à boire, à manger ; elle accepta tout par politesse, et un peu aussi parce qu’elle ne savait pas quoi faire de ses dix doigts, mais ne se sentit l’envie d’avaler quoique ce soit. Même tenir un semblant de conversation lui était un effort non négligeable –qu’est-ce qu’on peut se dire de bien pertinent juste après un enterrement ?

Elle ne se rendit pas vraiment compte qu’elle était à bout. Qu’elle suffoquait dans cette maison où les mots qui s’échangeaient n’avaient pas de ses à ses oreilles et où les larmes sur les visages écorchaient l’utopie dans laquelle le déni s’efforçait de la maintenir depuis qu’elle avait appris pour l’accident de voiture –et Jodie qui avait disparu sans laisser de trace, comme si une mauvaise nouvelle n’était pas suffisante.
Afin de respirer un peu, elle alla se poser près de la porte vitrée entrouverte qui donnait sur un grand jardin. Un peu ailleurs, elle laissait son regard vagabonder au loin, sans trouver d’attache précise. Jusqu’à ce qu’elle remarque une silhouette adolescente à la chevelure blonde assise sur l’une des balançoires, au fond du jardin.

Son coeur fit un bond dans sa poitrine et un grand sourire vint illuminer son visage. Négligemment, elle laissa traîner tout ce qu’elle tenait sur une table et se précipita à l’extérieur sans considération aucune pour ses jolies chaussures qui allaient s’abîmer dans l’herbe boueuse –de toute façon, elle ne comprenait toujours pas pourquoi Vénus avait tenu à ce qu’elle vienne bien habillée. En quelques enjambées, elle arriva près des balançoires.

« Eh ! elle s’écria en contournant la structure de bois pour faire face à l’adolescent blond, tu— »

Son sourire s’effaça le temps d’un battement de cil quand elle réalisa que les yeux qui se levaient vers elle n’étaient pas bleus et malicieux comme elle s’y attendait, mais verts, ternes, et fatigués.
C’était pas lui.
C’était Oz.

« Pardon, finit-elle par bafouiller après un moment d’absence, le temps que l’information monte au cerveau, de loin j’ai cru que… »

La fin de sa phrase se coinça dans le fond de sa gorge.

« Je sais. »

C’était à peine si les mots d’Oz s’étaient imprimés dans son esprit tant la peine qui accablait son regard la saisit sur place. Tout à coup, elle se sentait presque coupable, de ne pas réussir à pleurer, de ne pas montrer sa tristesse aux autres afin de la partager avec eux —c’était agréable de vivre dans cette bulle protectrice qui l’empêchait d’avoir mal, mais c’était dur de devoir regarder les autres se laisser aller au chagrin sans savoir compatir ou trouver les mots pour les consoler.
Après une seconde de silence, Rhéa s’assit dans l’herbe humide sans aucune considération pour ses vêtements –ou plutôt elle s’y laissa choir comme si ses genoux venaient de lâcher.

« J'aurais préféré qu'il pleuve. »

Elle ne savait pas quoi répondre à ça.

« Moi j’aurais préféré aller à l’école aujourd’hui. »

Parce que jour d’école aurait signifié pas d’enterrement.
La petite démone leva la tête quelques instants, jusqu’à ce que la lumière ne soit trop forte pour ne pas lui faire mal aux yeux –à croire qu’elle ne pourrait pleurer qu’à cause de ça aujourd’hui.

« C’est la première fois que j’assiste à un enterrement un jour où il fait beau… elle ajouta, pas vraiment pour lui parler, juste pour avoir un fond sonore, quelque chose pour l’occuper. »

Un silence s’installa entre les deux adolescents –pas le genre de silence pesant ou gênant cependant, car ni l’un ni l’autre n’avait le temps de s’occuper de ce genre de futilité à l’heure actuelle. Machinalement, tête baissée, elle arrachait des brins d’herbe un à un pour avoir de quoi s’occuper les doigts, avant de jeter un œil à son téléphone portable –quinze heure trente, et toujours pas de réponse de Jodie à ses messages et appels manqués.

« Pourquoi elle est pas là, Jodie ? se surprit-elle à dire à voix haute avant de lever les yeux vers Oz. »

Pourquoi tout le monde s’en va tout à coup ?

La réponse d’Oz laissa l’adolescente plus que perplexe au début, car elle ne comprit pas immédiatement que ce qu’il déblatérait n’était pas l’expression de sa pensée propre mais une tirade probablement connue mais qui ne lui disait rien sur le moment. Elle privilégia alors l’observation et scruta chaque détails du visage de son ami pour essayer de se raccrocher à quelque chose de plus familier que cette réplique et senti son cœur se serrer quand elle devina la lueur humide dans les yeux du garçon.

« C'est la dernière réplique de Juliette à Roméo. C'est moi qui ait joué Roméo l'année dernière.
— Ah… »

Elle ne fit pas tout de suite le lien entre leur situation et cette pièce qui ne l’avait jamais vraiment intéressée mais elle se garda de faire le moindre commentaire.

« Elle serait pas capable de faire un truc aussi bête, pas vrai ? »

Rhéa leva vers Oz un regard interrogatif mais s’immobilisa devant son air grave ; cela mit le temps mais la liaison se fit enfin et toutes les couleurs de son visage semblèrent s’évanouir quand l’idée que Jodie leur soit retirée à son tour lui effleura l’esprit.
Elle ouvrit la bouche pour crier à Oz d’arrêter de dire des bêtises, que Jodie aimait beaucoup trop la vie pour se l’ôter, qu’il disait n’importe quoi et qu’il ferait mieux de la fermer –une tornade de mots plus ou moins gentils lui vinrent à l’esprit mais aucun son ne sorti de sa bouche. Elle était incapable de lui répondre franchement parce que le doute venait de s’insinuer en elle et lui avait cloué le bec.
Rhéa baissa la tête, tourna le regard vers la terrasse où les adultes continuaient à s’épandre en condoléances et ne semblaient pas les avoir remarqué. Son cœur se fit lourd tout à coup, comme si elle prenait enfin conscience de tout ce qui était en train d’arriver, de son petit monde qui s’effondrait à nouveau, et sans qu’elle ne puisse rien y faire, quelques larmes se faufilèrent sous ses paupières et roulèrent sur ses joues. Elle renifla puis porta les deux mains à son visage, à la fois pour cacher sa peine et se retenir de trop craquer, et leva vers Oz un regard suppliant.

« Est-ce qu’on peut s’en aller, s’il te plaît ? »